Ça a commencé comme une plaisanterie autour d'une carte, et d'un verre. On parlait du Grand Paris comme d'un territoire finalement inconnu, un Nouveau Monde assez excitant à découvrir, à l'image, par exemple de la « Baie de Personne » décrite par Peter Handke lors de son immersion dans la banlieue Ouest. Décrire, donc, ce territoire à la manière d'une mission exploratoire. Implanter des points d'observations de façon systématique et arbitraire, et sonder ces points comme ces robots qui fouillent la planète Mars. Sur notre carte au 1/250000ème, figurait un carroyage formé par les degrés de méridiens et de latitude. Soit 25 points espacés de 10 à 15km environ, qui constituaient en tout un rectangle de 75km de « long » et de 49km de « large ». Ces points furent vite implantés sur Google Earth et nous avons commencés à les visiter. 

La région parisienne nous semblait parfaite pour la démonstration. Dense d'usages et de représentations, elle relève toujours du centralisme à la française qui a fait de la ville-capitale et de sa périphérie le centre névralgique de la nation. Nœud de communication, centre décisionnel international, région au patrimoine historique inégalable, sont autant de superlatifs qui expriment l'importance de ce territoire. Nous allions pouvoir en saisir vingt-cinq images par un protocole simpliste. Tout voyage possède son but. Même si parfois celui-ci est inconnu ou simplement caché. Munis des coordonnées angulaires de chaque point, nous nous sommes mis en route. Il s'agissait de relier un point à un autre, comme pour une régate, en suivant un vecteur devant nous conduire à chaque destination. Le nœud jaune des routes rencontré sur la carte s'y est vite opposé. Le chemin devait être hiératique. Notre projet géométrique se confrontait à la topographie et au sens que les hommes ont donné à l'espace. Relié deux clochers ou deux hameaux ne sert à rien pour celui qui cherche un point théorique et précis mais hors de la considération du quotidien. Chaque point est séparé du suivant d'un sixième de degré, soit douze kilomètres horizontalement et dix-huit verticalement. Ces kilomètres nous ont semblé bien long en vérité. Il a fallut traverser la banlieue ininterrompue, les plaines agricoles et les hameaux pour relier tous les points. A vrai dire, l'expérience ressemblait à un road-movie. Sur les franges du projet, la traversée des hameaux succédait à des routes départementales et ainsi de suite. Lorsque nous nous rapprochions de Paris, le tissu devenait plus dense et nous avons été écœurés par la répétition des mêmes zones pavillonnaires.
Il y a la ville que l'on se représente - ses grandes places et ses avenues bordées de boutiques, ses parcs square et jardins - et cette impression diffuse d'une identité qui s'en dégage. Il y a aussi ce long tissu urbain presque ininterrompu, après de faubourgs et de zones, de petites maisons côte à côte, ces hangars commerciaux et ces zones logistiques, et puis les voies, routes et autoroutes, qui serpente dans le paysage découpant des morceaux d'espace. Il y a aussi le grand paysage construit par l'agriculture. Enfin il y a les Landes et les forêts, tout cet espace libre arpenté seulement par quelques uns. Lieux de vie, de production, de stockage, de jachère. Et tous constituent l'espace qui nous accueille. A partir de l'image d'un territoire dense, on imagine pouvoir en tous points trouver la trace de cette animation. Donc de vingt-cinq points théoriques formant un carré dont le centre serait la place Denfert-Rochereau, hasard même quadrillage géographique utilisé. 

Les visites de chaque point ont été précédées par une succession sur la photographie aérienne d'Île-de-France. Très vite il a fallu se rendre à une évidence. Sur les vingt-cinq points, deux seuls se trouvant en ville tandis qu’au moins quinze sont dans des sous-bois. Soudain la méthode se dérobait, était-ce le bon moyen ? Qu'allions nous trouver ? Nous avons décidé d'appliquer le protocole et de pénétrer la forêt. Ce ne fut pas toujours facile, et ce ne fut pas toujours le même sous-bois. Du sous-bois propret de la forêt de Chantilly aux taillis le plus denses des bois non entretenus, nous sommes devenus des typologues du sous-bois. Quelles conclusions en tirer ?

Pour nous aider dans nos recherches, nous avons utilisé deux GPS : un GPS routier permettant d'approcher au mieux les points à partir de la toponymie indiquée par la carte routière puis un GPS nautique permettant de localiser le point au mètre près. Un soir, fourbus comme à l'accoutumée après nos errances sylvestres, l'obscurité s'était faite et nous traversions une forêt en voiture tout en observant sur le GPS routier que celle-ci n'existait pas sur sa cartographie. Empruntant ensuite une voie rapide qui ne menait au triangle de Rocancourt, on remarqua que le GPS décrivait particulièrement bien les bifurcations en indiquant le marquage au sol qui les accompagnait. Nous étions bien dans un système de représentation. Faisant un effort similaire, nous avons repensé aux routes départementales et communales que nous avions emprunté toute la journée, à leurs ineffables aménagements de sécurité et de signalisation routière, à ces mille entrées de Bourg, à ces placettes publiques et à ces champs de pavillon, pour comprendre que nous étions là encore dans un système de représentation plus fort et plus marquée, pour lequel nous étions conditionnés depuis l'enfance. Et si finalement l’expressive géographie de points théoriques n'était que l'expression de la nature de l'espace ? Une nature donc, pas celle des arbres et des écureuils mais bien celle d'une vacance de la représentation et de la spatialité brute. De Platon à Descartes, de Bergson à Deleuze, des théories de l'espace sont constituées. Ce que la philosophie avait ébauché, la sociologie l’a reprise avec la triplicité de l’espace vécu, pensé et de représentation. Nulle envie pour nous d'ajouter la théorie à la théorie. Nous vivions juste l'expérience de la nature de l'espace alors que nous étions partis pour donner l'image d'un territoire urbain et organisés, nous voilà confrontés aux sous-bois où le point théorique recherché pourrait très bien se situer deux mètres plus loin, plus haut au plus bas, où toute tentative cartographie s’attacherait à de simples variations - le velouté d'une pente, la densité des plantations, le tapis de feuilles mortes, etc. - alors que nous cherchions ce vaste espace urbain ininterrompu et innervés par la technologie routière et communication. Enfin, avions-nous à ce point échoué ?

Le premier constat était que nous étions dénués de toute représentation en abordant ces localisations théoriques. La deuxième vint juste après, parce qu'il n'empêche que ces sous-bois, ces villages, ces banlieues se trouvent dans une même spatialité et que dans notre navigation erratique, nous passions de l'une à l'autre et que chaque partie contenait des traces de l'autre et que seule changeait l'occupation de l'espace. Tout se passait comme si un village était fait d'éphémères aménagements dans ce grand tout. Ce qui différencie les sous-bois de leur environnement, c'est l'absence d'une qualité d'usage et donc de représentation. Lorsque l'on jouit d'un usage, on le symbolise d'emblée par une représentation qui dédie l'objet à son d'usage et qui nous fait comprendre à sa seule vision la virtualité qu'il enferme. Hélas, perdu dans les sous-bois, on comprend que seules varient dans ce territoire les densités d'usage et de représentation. C'est bien la somme de ces densités qui créent le territoire.

Extrait des 25 points    

Exemple de point
Exposition (maquette)

Phare n°10
49°Nord lat. / 2°40 long.
COMPANS 77290 (route Thieux)
Rue du moulin (D9)
population 790
n°Insee 123

Le texte dit:
Aller, chercher les points'est aller à la rencontre du monde là où il ne vous attend pas. Surprendre les choses et les êtres au revers de l'apparence des choses. Là, le monde se lève pour vous, se déploie; naît.
PROJET
Ce projet repose sur une trame en minutes de degré composée de 25 points relevés sur la carte de l'Ile de France. Ces points sont non choisis car géodéterminés par le carroyage des latitudes et longitudes. Le point central de cette grille carrée n'est autre que l'observatoire de Paris. De là, nous allons systématiquement explorer les qualités de chaque point pour représenter les paysages qui composent l'Ile de France.

Au-delà de l'espace parcouru, nous nous attacherons à faire surgir de ces territoires un propos sur le temps et c'est pourquoi nous ne voyagerons pas en kilomètres mais en minutes.

PROTOCOLE
Localisation précise des points sur geoportail (plus précis qur google earth sur l'Ile de France) et extraction de cartographie thématique géologique, hydrographique...)
Recherche historiques et géographiques préalables (que c'est-il passé ici, que ce passera-t-il demain?)
Exploration "en ligne" des points avec notations des impressions de l'esprit des lieux.
Interview d'acteurs locaux
Implantation de bornes d'arpentage
Prise de vue 180° à l'applomb des cloux.

PRODUCTIONS
Exposition dans un centre d'art, à l'observatoire de Paris, à l'esa...
Cartographies
Tirages photographiques grand format des 24 points explorés.
Reportage la progression de l'action donnant le matériau de base à l'analyse.
Cloux d'arpentage.
Livre sur le temps.

COMMUNICATION
L'idée serait de ne pas proposer d'article mais de susciter l'intérêt de la presse.
Livre bilingue.

 
Projet d'observatoire sur les 25 points

/ type : photographie urbaine

/ objet : exploration photographique de vingt-cinq points en Ile de France, grille de cinq par cinq, avec un pas de 0,1° de latitude et de longitude, variant de 48°30N 2°00E à 49°10N 2°40E
/ date de réalisation : prises de vue de septembre 2009 à juin 2010

/ lieu de réalisation : Métropole parisienne


/ auteurs : Jean-Philippe Doré et Jean Richer
/ technique : photographie argentique moyen-format couleur
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