J’ai lu pour la première fois le travail de Paul Virilio sur la vitesse, l’accélération et le cyberespaceil y a près de vingt ans, alors que je commençais tout juste à explorer la vie sociale en ligne, à l’intersection entre la création de communautés, des intimités diasporiques, de la violence quotidienne en ligne, ou encore de la communication sans frontières et des identités fortement délimitées. Alors que je suivais l’évolution des cultures numériques et de la communication en ligne tout au long des années 2000 la socialité en ligne devenait de plus en plus visuelle, la diffusion de contenus de plus en plus virale et écrasante, la violence de nombreux échanges en ligne de plus en plus intense les notions développées par Virilio sur la connaissance cybernétique, la perception militarisée, la surveillance et la télé-présence, mais aussi de surcharge d’informations et de vitesse accélérée résonnaient profondément avec ce que j’avais observé et documenté.
Adi Kuntsman

Adi Kuntsman est maître de conférences en politique numérique à l'université métropolitaine de Manchester, au Royaume-Uni. Ses travaux antérieurs ont porté sur les cultures de l'internet en Russie, en Europe de l'Est et dans les diasporas russophones — les émotions numériques, la mémoire numérique et la violence numérique — ainsi que sur l'historiographie du Goulag et les identités et communautés LGBT. Son travail actuel se concentre sur les selfies entre activisme politique et gouvernance biométrique, sur la politique de l'opting out de la communication numérique et sur les dommages environnementaux des technologies numériques.
Courriel : a.kuntsman@mmu.ac.uk
Aujourd’hui, je ressors de ma bibliothèque mon livre préféré, La bombe informatique (1998), frappé par son caractère prophétique, par sa pertinence (encore accrue), par le fait qu’une grande partie de la numérisation actuelle était déjà en gestation il y a trois décennies, dans ce qu’il appelait la cybernétique, et par le chemin parcouru depuis. Je suis également frappé par la complexité et les inégalités des effets du numérique, et par la nécessité de théoriser tout cela, en dépit de l’abondance des travaux universitaires qui ont suivi les traces de Virilio. Au lieu de supposer que tout est militarisé de la même manière, que la surveillance est vécue de manière univoque ou que tout le monde se déplace plus rapidement, nous devrions plutôt nous demander : qui/quoi peut se déplacer et qui/quoi reste immobile ? Qui est télé-présent et qui est invisibilisé ? Qui est soumis à la télésurveillance panoptique mortifère et qui aime transformer la surveillance en un jeu d’imagination ?
Si certaines de ces questions trouvent déjà des réponses chez les universitaires, les activistes et les praticiens des données, d’autres attendent encore notre questionnement. Mon objectif n’est pas d’apporter toutes ses réponses, mais plutôt de poser de plus en plus de questions en supposant chaque fois que les impacts des technologies médiatiques ne sont pas univoques.
À qui appartient l’accélération du temps ?
L’un des thèmes clés de l’œuvre de Virilio est la cyberaccélération et ce qu’il appelle l’effet dromosphérique, un développement inévitable et violent induit par la cybernétique et le numérique. La dromosphère est profondément ancrée dans la logique du capitalisme et dans les structures sociotechnologiques, mais ses impacts sont loin d’être universels. Dans son ouvrage Pressed for Time : The Acceleration of Life in Digital Capitalism (2014), la sociologue Judy Wajcman (2014) critique l’idée qu’il existerait un régime temporel unique que nous partagerions tous où nos vies, accélérées par des technologies numériques en pleine croissance et évolution, s’acceléraient toujours et partout à vitesse égale. Bien au contraire, elle met en évidence la multiplicité des textures et des rythmes temporels de la vie quotidienne. Inspirée par la notion de dromosphère de Virilio, je voudrais poser plusieurs questions concrètes. Premièrement, de quelles vies parlons-nous lorsque nous parlons d’accélération numérique ? Deuxièmement, la vitesse est-elle une condition, une qualité ou un capital ? Et enfin, si nous pensons à la vitesse, qu’en est-il de l’immobilité ?
L’un des concepts très intéressants du livre de Judy Wajcman est la notion de pauvreté en temps, et pour la comprendre, elle se concentre sur les différences entre les sexes, la vie familiale et l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. En tant qu’universitaire surmenée dans la machine néo-libérale de la bureaucratie et de la productivité accélérée, et en tant que parent/soignant, je trouve la notion de manque de temps et d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée ou son absence douloureusement précise. Mais je me demande aussi en quoi notre réflexion sur le temps pourrait changer si nous ne prenions pas comme point de départ le citoyen-travailleur productif (et reproductif), orienté vers la famille et employé légalement, dont la vie est structurée et régie par des régimes d’accélération et d’intensité temporelle. Et si, au lieu de cela, nous commencions notre réflexion par ceux qui sont contraints de vivre dans des fuseaux horaires différents, dans des zones de non-temps ou de temps refusé — les prisonniers, les réfugiés apatrides et sans emploi dans les limbes des centres de détention, les homosexuels de couleur, les sans-abri ?
La sociologue Avery Gordon, dans son livre Some Thoughts on Haunting and Futurity (2011), écrit sur l’incarcération comme une forme de mort sociale, et, en lien avec celle-ci, sur le temps de la prison — un temps de vie carcérale hautement contrôlé, associé à un temps à faire comme punition, exercé par le déni du temps, et du futur. Pour Gordon, comme pour beaucoup d’autres, le projet abolitionniste qui dépasse l’analyse du complexe carcéral et industriel pour s’étendre à la critique plus large des régimes de mort sociale - consiste à racheter le temps, à refuser de purger le temps, ou en d’autres termes, à refuser de vivre dans la zone temporelle de la mort sociale. Si nous changions notre point de départ, notre objectif, en passant du travail et de la production et en fait, de plus en plus, du travail et de la production numériques à l’incarcération, à l’abandon et à la mort sociale, en tant que structures sociopolitiques qui façonnent l’ensemble de notre société, et pas seulement ceux qui sont perçus comme étant en marge de celle-ci ? Alors nos questions sur la richesse en temps et son corollaire que serait la pauvreté face à la vitesse du temps numérique pourraient également changer.
Voici ma seconde question : comment pouvons-nous penser la vitesse au-delà d’une simple condition, l’accélération du temps, ou d’un simple capital, la pauvreté en temps ?
Ici, nous pouvons penser à ce que Judy Wajcman appelle l’impératif culturel de la vitesse — qui n’est pas la vitesse elle-même ! — une ressource qui ne serait pas inégalement possédée en raison des assemblages sociotechniques du monde du travail, des technologies qui sont utilisées, des normes ou conditions sociales, mais également inégalement distribuée. En d’autres termes, si la vitesse est imposée à certains (les citoyens travailleurs dont on attend toujours qu’ils travaillent plus vite, ou les parents travailleurs pauvres en temps, qui doivent jongler avec leur équilibre travail-famille face à ces attentes), d’autres se voient violemment refuser l’accès à la vitesse temporelle (les prisonniers, les réfugiés, les non-sujets). La vitesse, ici, ne devient pas un fardeau, mais une nécessité, une forme d’inclusion conditionnelle dans la société néo-libérale. La dromosphère n’est donc pas seulement une malédiction émergente, mais aussi une nouvelle forme de privilège.
Cette coprésence de l’abondance forcée et de la privation violente du temps accéléré m’amène à une dernière question. Lorsque nous pensons à la vitesse, pensons aussi à l’immobilité, à qui et à quoi ne bouge pas. En tant que spécialiste de la culture et de la communication numériques et plus précisément, en tant qu’ethnographe de la matière dont est faite la communication numérique - je suis depuis longtemps fascinée par le fait que, si les mots, les images et les émotions numériques semblent voler si vite un autre tweet, un autre commentaire, un autre post, un autre emoji, un autre instantané ils peuvent aussi rester immobiles. Une fois libérés, ils sont figés dans des archives en ligne. Je les ai appelées, dans l’un de mes premiers livres, des fossiles virtuels, car ces archives numériques sont une préservation intemporelle, toujours prête à être rouverte, ravivée, réexaminée. Cette notion particulière d’archives gelées provient de mon travail sur les images et les débats en ligne à propose de la guerre et de la violence. Je réfléchis à ce qui arrive à ces instantanés numériques de sang, de destruction, de mort, lorsqu’ils sont enterrés sous des couches de nouvelles mises à jour, lorsqu’ils restent sur des serveurs en ligne pendant des années, longtemps après que les nouvelles atrocités aient effacé les souvenirs publics des plus anciennes. Je les ai appelées archives hantées, car elles sont hantées à la fois par ceux qui sont morts sans justice, et par les possibilités futures de nouvelles violences ou de réconciliation.
La vitesse à laquelle les archives numériques s’accumulent et l’immobilité mortelle de leur propos soulèvent des questions plus larges sur la mémoire numérique. Comment se souvenir à l’ère de l’accélération numérique ? Je demande souvent à mes étudiants combien de photographies avaient leurs arrière-grands-parents. Les miens en avaient plusieurs centaines, et je les avais toutes vues. Les bébés et les enfants d’aujourd’hui peuvent avoir des centaines d’instantanés numériques pris en un seul mois. Comment se souviendront-ils de leur enfance dans plusieurs décennies ? Comment leurs propres petits-enfants la verront-ils ? Quel peut être le souvenir dans ces nouvelles configurations de vitesse et d’immobilité qui concernent aussi bien la préservation que l’oubli si la mémoire numérique concentre une surcharge d’informations tout comme la possibilité de tout capturer et enregistrer ? Elles concernent notre fièvre de l’archive numérique chère à Jacques Derrida, mais aussi le désir croissant de supprimer et d’être oublié, pour reprendre les termes de la loi européenne qui permet aux gens de supprimer certaines données de recherche Google, et cela fait partie d’un débat plus large sur la question la propriété de notre mémoire à l’ère du numérique. Voulons-nous nous souvenir de tout alors que les moteurs de recherche, les algorithmes font beaucoup de choses à notre place ? Les archives numériques sont aussi une question d’amnésie potentielle. Et qu’adviendra-t-il de toutes les informations individuelles et collectives lorsque, comme certains le suggèrent, nos outils de données et les appareils qui les stockent deviendront obsolètes ?
Enfin, et c’est le point le plus crucial, l’avenir de la mémoire numérique n’est pas non plus distribué universellement. Alors que certains profitent du confort des albums de famille high-tech ou des rappels commémoratifs des réseaux sociaux, d’autres naviguent au quotidien entre les ruptures de connexion, les accès bloqués par la censure multiplateforme, ou la violence infra-structurelle de ce que l’anthropologue Miriyam Aouragh a appelé le cybercide. Et tandis que certaines vies s’étendent de plus en plus loin dans les domaines numériques, d’autres s’écroulent sous des montagnes de déchets électroniques toxiques ou la chaleur implacable des fermes de données, sans avenir supportable sur place, qu’il soit numérique ou analogique.
Que se passe-t-il lorsque la culture quotidienne est militarisée et que les technologies militaires sont civilisées ? Outre l’accélération et la dromologie, un autre thème important de l’œuvre de Paul Virilio est celui des relations entre le militaire et la cybernétique. Virilio, comme beaucoup d’autres, a souligné l’importance des origines militaires d’Internet comme une trajectoire généalogique des technologies cybernétiques et numériques, mais aussi comme un moyen de réfléchir à la manière dont la communication en ligne est soumise à diverses formes de contrôle :
« Un même phénomène technique qui facilite à la fois la concentration métropolitaine et la dispersion des risques majeurs, il fallait y songer pour promouvoir, demain et en tout cas très bientôt, un contrôle cybernétique approprié aux réseaux domestiques… d’où la fuite en avant d’Internet, réseau militaire récemment civilisé… »*
*Paul Virilio, La bombe informatique (1998).
Il est crucial de comprendre que son argument ne concerne pas uniquement les gouvernements, les armées ou les services de police, ces institutions sociales qui sont par définition militarisées. Au contraire, tout au long de La bombe informatique (1998), Paul Virilio expose les multiples façons dont le quotidien croise le militarisme : la téléprésence issue de la diffusion en direct de la vie intime d’une personne et la surveillance médiatique de populations entières ; la densité optique de l’écran d’ordinateur concerne à la fois l’industrie de la stimulation du désir et la densité visuelle de la guerre de l’information. Avec son travail précédent sur la logistique de la perception et l’utilisation des images dans/de la guerre, Virilio aura montré les relations qui se sont tissées entre le militaire et le civil et souvent le personnel et l’intime par le truchement du cinéma, des images et des écrans individuels.
Dans son ouvrage Militainment, Inc. War, Media, and Popular Culture (2010), le critique des médias Roger Stahl parle de jouer à la guerre, où « les nouvelles de guerre ressemblent à un jeu vidéo ; les jeux vidéo reconstituent les nouvelles de guerre. […] Les publicités vendent des jeux vidéo avec une rhétorique patriotique ; les jeux vidéo sont mobilisés pour faire la publicité du patriotisme ». Ce ne sont pas uniquement les similitudes de langage visuel ou de contenu qui sont en jeu ici. Il s’agit plutôt de la technologie elle-même qui est utilisée simultanément pour la guerre et le jeu. Les jeux vidéo sur le thème de la guerre rejouent sans fin des batailles historiques, récentes et imaginaires à l’aide de technologies de simulation hautement développées, tandis que l’entraînement des soldats fait appel à des technologies de réalité virtuelle très similaires pour préparer, puis mettre en œuvre la violence militaire. La virtualisation et la réalité virtuelle, dont Paul Virilio parle abondamment, prennent vie aussi bien sur les consoles de jeux que dans les salles de contrôle militaires et la distinction entre les deux est facile à brouiller. Comme le note James Der Derian**, la déconnexion de la réalité de la guerre s’opère en combinant la précision toujours plus grande de la mise à mort à la mise hors de vue ludique de la mort et ainsi les guerres virtuelles deviennent des guerres vertueuses.
** James Der Derian est titulaire de la chaire Michael Hintze d'études sur la sécurité internationale et directeur du Centre for International Security Studies de l'Université de Sydney.
Sans présumer des effets de cette virtualité militarisée, ce qui est en jeu ici, c’est l’hémorragie du ludique et du politiquement conscrit, du brutal et de l’intime, l’un dans l’autre hémorragie qui a des implications plus larges sur la culture et la société, au-delà de toute tentative pour déterminer si jouer à un jeu de guerre rend le joueur plus violent, ou, à son tour, si la formation militaire utilisant une simulation de type jeu désensibilise nécessairement le soldat en formation devenu joueur. La civilisation des technologies militaires a des effets plus larges, plus profonds et souvent insaisissables allant au-delà de l’adaptation de l’infrastructure. Une autre façon de prolonger le travail de Virilio est donc de réfléchir à la militarisation du quotidien, au-delà du fait de jouer à la guerre.
Pour donner un exemple, Rebecca Stein et moi-même avons démontré dans Digital Militarism : Israel's Occupation in the Social Media Age (2014) que les environnements de médias sociaux actuels offrent de nouvelles formes d’interaction entre la communication quotidienne légère l’informalité des bavardages sur les médias sociaux les filtres esthétisés et les autopromotions banales sur Instagram, les likes et les partages sur Facebook, etc. et la politique militariste. Les médias sociaux sont de plus en plus utilisés pour la communication en temps de guerre, comme les sites web de propagande, les menaces d’incursion militaire diffusées sur Twitter, la circulation sur YouTube d’images en temps réel de champs de bataille ou les efforts des utilisateurs de Facebook pour obtenir un soutien international, et les civils des nations militarisées qui y trouvent de nouveaux moyens pour afficher leurs sentiments patriotiques dans l’environnement en réseau mondialisé, au bout de leurs doigts dans la paume de leur main, juste en tenant un smartphone. En outre, les smartphones se rendent désormais sur les champs de bataille avec les soldats et leurs officiers, postant des selfies souriants avant, pendant et après des actions de carnage militaire. Attendre une invasion terrestre ; se reposer dans une maison violemment vidée de ses habitants, ou encore surplomber le paysage d’une zone de conflit pour le général et une maison/village/pays/terre ancestrale des cibles humaines du soldat… Nous avons appelé l’émergence de ces selfies le militarisme du selfie en observant la longue histoire des soldats prenant des clichés non officiels de leur service militaire. Aujourd’hui, les selfies de soldats sont embellis et hashtagués sur Instagram, affichant fièrement des ennemis aux yeux bandés, blessés ou morts pour que le monde entier les voie, dans une nouvelle tournure effrayante de la logistique de la perception de Paul Virilio.
Alors que le militarisme du selfie devient une pratique courante, d’autres technologies militaires civilisées ne suscitent même plus la surprise. Les drones — la technologie militaire la plus emblématique de l’assassinat à distance — sont utilisés pour prendre des photos de vacances, alias dronies, et livrer des colis Amazon ; tandis que la biométrie et d’autres formes de surveillance numérique sont intégrées dans chaque smartphone, et utilisées avec empressement et de manière extensive par ceux qui sont à l’abri des frappes aériennes, des invasions ou du contrôle des frontières. Une fois encore, la question impérative à poser ici est de savoir comment ces formes de militarisation et de civilisation nous affectent différemment. Les jeux vidéo sur le thème de la guerre, souvent créés dans le genre tir à la première personne, présentent par définition le monde à travers les yeux de l’agresseur. Mais comment se présentent les guerres virtuelles du point de vue des victimes et des survivants du carnage militariste ? Sont-elles aussi divertissantes ou, au contraire, profondément traumatisantes ? Pour dire les choses simplement, jouerait-on encore à un jeu de rôle sur ordinateur si les bombes et les drones nous tombaient sur la tête ?
De telles questions, à leur tour, peuvent nous permettre une recherche ou un enseignement plus critique des exemples mêmes utilisés ci-dessus, tels que les selfies, ou les jeux vidéo. Dans ma propre classe, un des débats les plus animés porte sur l’impact de la conception de jeux sur le changement social. Un autre porte sur les selfies à des fins d’action politique antimilitariste. Mais au-delà des questions « Où sont les selfies de résistance à la guerre ? » ou « Des jeux alternatifs sur le thème de la guerre sont-ils possibles ? » — questions soulevées par les étudiants, des militants ou des développeurs de jeux — j’appelle ici à la reconfiguration du champ même du militarisme des médias sociaux, des guerres virtuelles et des autres intersections entre le militaire et le numérique. Au lieu de nous contenter de documenter l’adoption du numérique dans l’armée, et de l’armée dans le quotidien, nous devons nous demander comment une vie, retirée dans un acte de violence militaire, mais avec une mort documentée par un smartphone et immortalisée dans une myriade d’archives numériques dispersées, sera-t-elle commémorée ? Comment la guerre des drones et les autres technologies de précision associées sont-elles vues, ressenties et vécues du point de vue de leurs victimes ? Comment la bombe informatique explose-t-elle au-delà du visuel ? Après la bombe atomique, capable d’utiliser l’énergie de la radioactivité pour briser la matière, le spectre d’une seconde bombe se profile en cette fin de millénaire. Il s’agit de la bombe informatique, capable d’utiliser l’interactivité de l’information pour briser la paix entre les nations comme Paul Virilio l’a très bien montré.
À l’époque où les appareils sont multiples et les plates-formes de communication, les programmes et les applications paraissent infinis et adoptés dans presque tous les aspects de notre vie quotidienne, y compris le travail, la consommation et les loisirs, l’idée de surcharge d’informations en fait, la bombe d’informations est devenue un truisme. Comme nous prévenait Paul Virilio, les conflits entre pays ou groupes militants se tournent de plus en plus vers la guerre de l’information. Le piratage des sites web, des marchés financiers, des systèmes bancaires et des infrastructures civiles et militaires ce qu’Athina Karatzogianni a décrit comme un cyberconflit (2006) est devenu un outil courant des relations nationales et internationales. Les élections et la diplomatie sont radicalement transformées par les fuites de données et les fake news. Si les arènes publiques les plus visibles sont dévastées par l’interactivité de l’information, il en va de même pour la vie quotidienne des gens ordinaires, bien que de manières très différentes. Des experts, des journalistes, des spécialistes de la santé, des syndicats et des utilisateurs ordinaires signalent les effets négatifs d’un temps d’écran excessif sur nos capacités d’apprentissage et de socialisation, ainsi que sur notre bien-être physique et mental. Certains proposent même de gérer voire de réduire le temps passé devant un écran et la consommation d’informations induites par le biais de techniques de gestion du temps et de réglementations ; d’autres appellent à s’éloigner complètement du numérique, du moins dans certains espaces (bibliothèques, crèches, chambres à coucher) ou à certains moments (étude, dîner, sommeil). Lorsque Virilio a écrit sa Bombe informatique, ses idées d’illumination en temps réel, d’exposition extrême de la vie privée et de surveillance à distance étaient presque exclusivement énoncées à partir du visuel. Il parlait de transformation simultanée de la perception visuelle et de sa diffusion rapide et globale, ce qui a donné lieu à une nouvelle optique globale de la vision panoptique et la vision volée où « les angles morts de la vie quotidienne disparaissent ». Il suffit de penser un instant au partage excessif des médias sociaux, à l’Instagram-ming et au Facebook-life-streaming de tout et de tous, pour constater la pertinence aiguë du travail de Virilio.
Pourtant, un changement radical est également à l’œuvre, qui confirme et remet en même temps en question cette idée d’une bombe informatique. Alors que les grammaires populaires des médias sociaux — une action selfie/hashtag, une photo de profil, un cliché de vacances — et la gouvernance biométrique de la reconnaissance faciale et corporelle fonctionnent principalement par le biais du visuel, la nouvelle optique mondiale de l’invisibilité est de plus en plus fondée non pas sur la présence visuelle, mais sur la datafication. Ce sont les données exploitées et monétisées qui sont véritablement au cœur de la bombe informatique qui explose sur nous, sous l’impulsion de ce que la sociologue Shoshana Zuboff a appelé de manière poignante le capitalisme de surveillance. Les données du big data sont accueillies et glorifiées par presque toutes les industries, les scientifiques, les politiciens et décideurs politiques, qui s’efforcent de cartographier, de suivre et de documenter tout et tout le monde, des battements de cœur humain aux fluctuations des émotions en passant par le trafic urbain, les habitudes d’achat, les flux de déchets et la météo planétaire.
La violence généralisée de l’accélération qu’a souvent évoquée Paul Virilio s’applique sans aucun doute à la gestion des données, car c’est à la fois la vitesse et le volume des flux de données qui permettent la disparition des angles morts, non seulement pour aujourd’hui, mais aussi pour l’avenir, en raison de l’essor sans précédent de l’analyse prédictive par les entreprises, les gouvernements et la police. Dans leur réflexion sur la résistance à l’ère algorithmique, les sociologues Alistair Fraser et Rob Kitchin ont mis en avant la notion de slow computing. S’appuyant sur les concepts voisins de slow food, slow scholarship et slow urbanism, ils la décrivent comme « une forme d’informatique qui travaille au service des citoyens pour promouvoir leur bien-être et protéger leurs droits, plutôt que de donner la priorité aux objectifs et aux valeurs des entreprises et des États ». Ils affirment aussi que l’informatique lente consiste avant tout à « ralentir son rythme de participation aux processus d’accélération sociale et de reconfiguration temporelle ». Mais une fois encore, il est impératif de se demander : qui/quoi peut ralentir, et qui/quoi est forcé de continuer à bouger ? Qui peut résister à la visibilité obligatoire de la datafication, et dont la survie quotidienne repose sur le fait d’être compté dans la gig economy***, à un poste-frontière, à une agence pour l’emploi ou à la banque alimentaire ?
*** [NdT] Terme principalement employé aux États Unis pour décrire l’économie flexible des petits boulots en grande partie fondée sur les plate-formes collaboratives comme Uber ou Deliveroo.
Dans ce court essai, j’ai exposé plusieurs questions inspirées par les écrits de Paul Virilio. Mon intention n’était pas de proposer un examen complet des travaux actuels sur le temps, la militarisation ou la bombe informatique — ces travaux sont vastes, complexes et en pleine expansion — et pour leur rendre justice, il faudrait plusieurs essais distincts. J’avais plutôt l’intention de réfléchir à l’héritage de Virilio et à sa pertinence aujourd’hui. Beaucoup des questions posées dans cet article n’ont pas de réponses immédiates. Néanmoins, nous devons continuer à les approfondir. À l’époque de la disparition de la stabilité de l’emploi, ainsi que des emprisonnements de masse et de la précarité croissante, nous avons besoin de nouvelles façons de penser au droit au temps et à la violence lente de l’accélération et de l’intemporalité. À l’heure de la guerre intelligente, des frontières numériques, de la surveillance biométrique, ainsi que du spectacle mondial des morts et des blessés réels, nous devons repenser fondamentalement la signification des termes civilisé et militarisé, car les frontières entre les deux ont pratiquement disparu. À l’heure où l’on célèbre massivement l’IA, les technologies intelligentes et la numérisation générale, nous devons envisager de nouvelles formes de justice (des données), afin de survivre à l’explosion de la bombe informatique et de son feu qui continue de brûler.
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