Nous vivons dans une société post-utopique, revenue des grandes idéologies du vingtième siècle et du culte du « progrès ». Bizarrement, la société ne rêve plus : la religion est en perte de vitesse, la politique ne porte plus une vision, et même la science fiction des années 2000 (pourtant objet de tant de fantasmes) est devenue banale. Le dernier espace où s’exprime les désirs de la société, c’est paradoxalement le monde de la publicité et du marketing, où resurgissent les fantasmes (la nature, la liberté, le sauvage, etc).
Nous sommes d’avis que la pensée rationnelle, la pensée de la séparation en compartiments étanches, a vécu. Nous pensons qu’il est temps de porter sur le monde un regard équitable et naïf, de prendre le monde comme une globalité émouvante et non comme un ensemble de problèmes séparés et rationalisables.
Notre premier et principal sujet de recherche, d’expérimentation, d’étonnement, est l’environnement. Ce terme déjà assez galvaudé recouvre pour nous une réalité complexe. On pourrait dire : le territoire, ou encore : l’ensemble des choses visibles. Mais pour nous, l’environnement est d’abord un projet : un ensemble de visions, de « rêves » sociaux, un monde alternatif, une fiction.
Nous définissons l’« environnement Amnios » comme le lieu du bien-être, un « playground » sans frontière, un milieu nutritif et rassurant, une sorte de placenta, de liquide amniotique social. Un nouvel EDEN trendy qui serait innervé d’une technologie souple, obéissante, invisible. Cet environnement, nous le nommons le Grand Jardin.
Le Grand Jardin, une sorte de nouvel Eden rêvé par l’homme à sa mesure, est vaste (on pourrait l’imaginer de la taille de l’Europe) mais n’a pas la froideur d’un extérieur. Il se rapproche plus d’un salon géant, d’un jardin intime, d’un lieu de confort, d’osmose avec l’environnement physique et virtuel.
Jean-Philippe DORE (2002)
Paysage et récit
la Tourette, bâtiment somme, dialogue avec le paysage. Ligne d’acrotère, horizontale rejoignant exactement le sommet de la colline, sous laquelle l’architecture s’organise. La construction ne s’intègre pas au paysage, elle s’y enracine dans une élégante contradiction qui la soulève de terre, la juche sur des pilotis et amène, de l’intérieur, le regard des moines à travers l’ondulation harmonique des façades résille à contempler les terroirs lyonnais. Ici pas d’invention banale du paysage, mais bien plus la construction d’une réciprocité entre intérieur et extérieur du bâtiment. Réciprocité dynamique sans cesse réinventée au gré des déplacements dans et hors du couvent par le visiteur et combien plus par un moine pratiquant une promenade architecturale chère à Le Corbusier dans un recueillement impossible aujourd’hui. Cette perception dynamique nous amène au récit, car ici l’image laisse place au récit.
Voici qui nous amène au Moyen Âge. Le Corbusier a fait une partie du chemin en admirant Sénanque et le Thoronet. Mais je m’attache ici à l’expérience perceptive de l’homme médiéval : dans son environnement tout est affaire de récit et non d’image. Son corps est un récit, son cheminement l’est aussi comme le démontre son intérêt pour la généalogie et sa culture du voyage.
Les langues médiévales ne possédaient pas de mot permettant d’exprimer notre idée d’espace. Seul l’héritage du mot latin « locus » permettait de désigner l’endroit où se trouvait un objet en particulier. Ce lieu se formait à partir de rien, par un acte de foi en la réalité objective, incarné par des repères topographiques remarquables. Pas de paysage, pas d’espace, mais des successions de marche comme autant de point singulier. Comme l’homme franchissait l’espace au prix du temps, la lenteur était une vertu développant entre autres une culture du passage patronnée par Saint-Christophe (une vieille connaissance pour nous, pas toujours très recommandable, mais que veux-tu). Le voyage contemporain, lui, tend à limiter le temps. Du même coup s’efface l’objet et restent le trajet pur et des images stroboscopiques. L’invention du paysage se fait par construction du regard et nous n’avons plus aujourd’hui que des paysages. Avons-nous encore des récits ?
À la fin du douzième siècle, des éléments comme des accidents de reliefs constituaient des points de repère dans certains récits oui tableau. Mais la beauté naturelle de la terre, le paysage, était alors ignorée. Le terme même de paysage n’apparaît dans la langue française qu’au milieu du seizième siècle. Paysage ne veut pas dire terroir, ni territoire. Si dans son assertion contemporaine il s’agit d’une invention du regard comment pouvons-nous espérer que la nature en sache quelque chose ? Et comment l’homme médiéval qui ne sait pas encore qu’il est un individu pourrait faire confiance à son regard alors que tant d’éléments invisibles investissent le réel.
En écrivant ces mots, le paysage flamand défile au-delà des hublots rectangulaires du TGV. L’horizon bas, une fine bande de terre amoindrie par l’imposant cordon de nuage au-dessus de lui étincelant par-dessus d’un soleil que nous ne pouvons voir. Cela ressemble tellement aux paysages des peintres hollandais du seizième siècle où les corps à la fois tenus et robustes des nuages ont autant d’existence que les clochers et les champs. C’est cette terre, ou presque, qui menait de Bruges à Lille nos marchands d’étoffes pour vivre aux rythmes des foires en convoitant cette étrange métallurgie et ces pelisses approvisionnées par la Hanse, ces draps teintés de rouge ou de bleu végétal ou cette laine si lumineuse des prés-salés anglais. Ce commerce se prolongeait jusqu’à Paris, Barcelone ou Florence. Mais des ports italiens les marchandises de ce nord industrieux partaient pour les royaumes francs d’Orient. Depuis le train, sous mes yeux, passe cette route que je tente de déceler dans le paysage. Chemin maritime de Novgorod en passant par Hambourg et Londres, chemin continental, de Bruges à Gênes ou Venise puis à nouveau la mer vers Constantinople et Trébizonde au fond de la mer noire. Un continent, trois mers, un océan. Un récit.
Ce qui m’importe est le récit d’hier et d’aujourd’hui sans tenir compte de sa véracité absolue. Pourvu que je puisse en tirer une rente symbolique, pourvu que cela nourrisse mes rêves.
Jean RICHER (2001)
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