23.
Débardeur et short jaune vif, la jeune chanteuse passe par l'étroite fenêtre. Le public coréen retient son souffle, le danger est là pour la jeune star de K Pop. En contrebas, les vagues battent le soubassement en granit des îles Chaussey et la caméra les cadre en plongée vertigineuse. Le visage de la femme est crispé et elle commence une lente reptation horizontale sur la paroi courbe. Ses équipiers sont pris entre frayeur et encouragements qui ne servent qu’à eux-mêmes puisqu’ils sont restés sur la passerelle intérieure. Elle reste concentrée, très concentrée, la progression sur cette falaise lui semble durer des heures et elle n’entend plus que le tumulte des vagues sous ses pieds. La caméra est maintenant fixée sur son visage. Ses muscles commencent à lui faire mal. Déjà, les téléspectateurs coréens s’interrogent sur l’existence réelle d’une architecture si insolite à l’autre bout du monde. Je regard e l’extrait de l’émission sur Youtube mue par une étonnante fascination.
1.
« Sire, il serait plus facile de saisir la lune avec les dents que de tenter à cet endroit pareille besogne » rapporte-t-on des propos que Vauban aurait tenu au roi. Rochefort, le plus grand arsenal du Royaume de France doit être protégé en fermant la rade de l’estuaire de la Charente par un verrou entre les îles d’Aix et d’Oléron. Cette petite mer intérieure située entre le continent et les deux îles présente deux rades susceptibles de laisser passer les vaisseaux ennemis. Or, au milieu de la plus grande, il existe un banc de sable que le géographe hollandais Blaeue avait reporté sur une carte de 1630 sous le nom de Banjaert hollandis. Le terme est devenu par déformation phonétique Boyard. Voilà pour l’unité de lieu, très précisément sur le rebord du royaume, face au vaste océan.
La marine anglaise avait débarqué sur l’Île d’Aix en 1757, emportant la cloche de l’église comme humiliant trophée, mais était repartie sans avoir tenté d’approcher l’arsenal de Rochefort. L’officier du Génie Choderlos de Laclos, celui-là même des « Liaisons dangereuses », essaie de renforcer les défenses de la petite île mais cela ne suffit pas et l’ingénieur militaire Filley présente dès 1763 un projet de fort en mer, rectangulaire et armé sur trois côtés, implanté sur le banc de sable de Boyard. Pour cela, il dresse une carte des hauts-fonds et plante un mât à l’emplacement souhaité. Un mat pour le début d’un défi technique qui deviendra un mythe : construire un château sur du sable et en pleine mer. Vingt ans plus tard, un nouveau projet est reproposé au même endroit par le capitaine de vaisseau Descombes. Chaque fois, les finances du royaume ne permettent pas d’aller plus loin mais l’idée d’un fort en pleine mer travaille les stratèges militaires tant la menace anglaise est inquiétante. L’idée a quelque chose de chimérique et démontre un certain goût des militaires pour l’impossible.
22.
Le 1er septembre 2018, après 29 ans d’existence, 2 760 000 téléspectateurs français sont suspendus en prime time à la quête du trésor protégé par les tigres du fort. Le spectacle s’affirme familial et fédère les générations.
2.
Napoléon exige le fort en 1801 : « Les feux de ce fort et ceux de l’Île d’Aix se correspondent à bonne portée. La rade deviendra inaccessible à l’ennemi ». Pas de place ici pour la poésie du lieu. Et portant, on lui propose une forme géométrique proche de l’ellipse : un rectangle sur deux niveaux de 80 x 40 m, clos par deux musoirs circulaires, posées sur un enrochement rectangulaire de 100 x 50 m. Une forme abstraite qui ne tient ni du bateau ni de la place forte. Dès lors et malgré les nombreuses vicissitudes du projet, l’ouvrage conservera son architecture si caractéristique. On donne au fort une position centrale sur la passe (à 2,6 km de l’Île d’Oléron et 2,4 km d’Aix), même si la profondeur y est plus importante et le fort est incliné de manière à ouvrir le feu de sa grande façade vers les navires ennemis.
Le chantier d’enrochement commence en 1804 par la mise en place d’un bloc central de 7 m3 surmonté d’une balise de fer. La chimère constructive passe du mat à l’imposant bloc de pierre. Les opérations suivantes se révéleront calamiteuses et soumises aux aléas de tout ordre. Une base de chantier est implantée à terre sur l’Île d’Oléron tandis que les pierres des carrières de l’île d’Aix nécessitent entre 250 et 500 ouvriers pour leur extraction et mise en mer à l’aide de gabares à voile. Les ouvriers sont difficiles à recruter, les tempêtes hivernales dispersent l’enrochement patiemment déposé sur le sable lorsque ce ne sont pas les gabares qui coulent sous le poids de leur chargement. Le chantier devient insensé d’autant que la plateforme s’enfonce inexorablement dans le sable sous son propre poids. De plus, le fort en construction n’est protégé que par le brick Polaski et la marine anglaise s’amuse d’incursions régulières qui obligent chaque fois à l’arrêt des travaux.
21.
Une nouvelle plate-forme off-shore est mise en place en 2015 sur un côté du fort pour en faciliter l’accès. Elle est baptisée Banjaert. Retour aux sources et rappel que tout cela n’est construit que sur du sable. Si le propre d’un banc de sable est la mobilité, ce nom sonne comme l’éloge de l’impermanence.
3.
Malgré les gros moyens mis en œuvre, il faut bien constater au début de l’hiver 1808 que la plate-forme est totalement détruite. Napoléon se fait conduire en rade de l’Île d’Aix pour constater l’échec. Les dimensions du fort sont alors réduites à 40 x 20 m et son orientation modifiée pour tirer en direction de la petite île. Malgré le redimensionnement du projet, le chantier n’avance pas et la flotte anglaise, opérant le blocus des côtes françaises, anéantit une escadre de la marine dans le havre d’Aix lors de la Bataille des brûlots du nom des embarcations incendiaires utilisées. Stupeur et honte nationales. Le gouvernement décide en 1809, penaud, la suspension des travaux du fort. La houle continue tranquillement son travail de sape tandis que la plateforme si péniblement amoncelée s’enfonce encore.
Deux forts de plus petites dimensions sont construits pour remplacer l’ouvrage impossible : la batterie de Boyarville sur Oléron et le fort Enet en prolongement de la Pointe de la fumée.
20.
Chaque année, le décor intérieur des casemates change pour faire évoluer le divertissement télévisuel. Il faut renouveler sans cesse l’attrait du jeu et les fans les plus inconditionnels vont jusqu’à fouiller les déchets de décor arrivés sur le continent pour percer les secrets de la production. En dehors des périodes de tournage, le chantier de restauration est continu. La reprise des maçonneries de la cour intérieure laisse place au remplacement des couronnements du parapet, puis c’est au tour de l’escalier extérieur qui plonge dans la mer ou des voûtes des grands escaliers intérieurs… Après son long abandon et toujours soumis aux assauts de la houle, l’édifice semble perpétuellement fragile face aux forces naturelles.
4.
Le ministre de la marine remet en 1837 un mémoire à Charles X où il propose la reprise des travaux ajournés trente ans auparavant. L’architecture du fort est améliorée en suivant, à titre posthume, les conceptions stratégiques du marquis de Montalembert telles que développées dans son « livre sur l'Art défensif supérieur à l'art offensif » : tout l’horizon doit être balayé par des batteries enfoncées dans des casemates tandis que les murs extérieurs de 2,20 m d’épaisseur sont capables de résister à une canonnade navale. Les travaux reprennent.
Les fondations sous-marines appellent de nouvelles techniques. Une risberne de deux mètres de large clôt désormais l’emprise marine du chantier et on coule du ciment hydraulique dans des sacs de toile pour former des cases de 8 m3 au lieu d’amener des rochers. Un ponton appelé Le Pélican, lointain ancêtre des plateformes off-shore actuelles, est ancré à proximité pour permettre aux ouvriers d’intervenir dès que la mer se retire. Enfin, le 14 octobre 1848, les assises, posées au-dessus des fondations, montent maintenant deux mètres au-dessus des plus hautes eaux, parées extérieurement en granit des îles Chaussey, sont achevées et officiellement remises par la marine au génie militaire.
Dès lors, il faudra moins de dix ans pour achever la partie émergée du fort… soit un siècle après le premier projet de Filley. Le défi technique est à ce prix. La séquence architecturale de l’aventure se termine ici. L’optimisme est à son comble et un second fort identique, Le Joinville, est même projeté au fond de la rade mais ne sera jamais réalisé.
19.
Il faut attendre 1996 pour que soit lancée la première restauration de l’édifice avec l’étanchéité d’une partie de la terrasse. Les pierres d’origine sont numérotées et déposées proprement tandis que sont mis en place une dalle de répartition et des pieux métalliques verticaux pour assurer la cohésion structurelle de l’ensemble de l’édifice. Deux ans plus tard, il faut restaurer le musoir nord, celui qui souffre des coups de butoir de la houle. S’ouvre le plus gros chantier de l’histoire récente du Fort Boyard : on en profite pour finir la terrasse et un grand échafaudage ferme la cour intérieure. Pierres calcaires de Thénac et briques roses de Toulouse sont amenées depuis l’île d’Oléron. Jacques Boissière, l’architecte des bâtiments de France suit les travaux, admiratif : « ceux qui ont construit cet édifice possédaient l’art du trait à la perfection (…) Les pierres s’emboîtent avec majesté, les joints sont fins, la qualité d’exécution est un modèle du genre ». Une fois de plus, l’attraction géométrique du fort l’emporte sur l’âpreté de sa situation périlleuse. 
5.
La géométrie du fort n'aura jamais évolué dans l’esprit des ingénieurs militaires mais ses dimensions toujours réévaluées : il mesure désormais 68 x 31 m environ, possède un étage supplémentaire et des batteries sur trois niveaux qui couvrent tout l’horizon. Tout porte à croire que ces dimensions n’avaient que peu d’importance face à la pureté géométrique de l’édifice posé au milieu de l’eau, comme s’il s’agissait simplement d’ordonner le paysage des pertuis. Lorsqu’il dresse les plans de l’édifice en fin de chantier, le Génie constate que le rayon du musoir nord est de 17,51 m tandis que celui du musoir sud n’est que de 16,51 m. Rien ne dit si cela tient à une erreur de chantier ou à une subtile géométrie.
L'édifice de 80 000 m3 de pierre de taille se compose de 88 pièces dont 66 casemates et une garnison de 260 hommes devaient s’y tenir en période de conflit. Son sous-sol est construit au sein des assises, juste au-dessus des plus hautes eaux. Des canalisations partent des citernes d’eau enterrées pour alimenter les différents niveaux. Le soubassement intègre aussi les soutes et magasins pour les munitions, le vin, la nourriture et le charbon. Le rez-de-chaussée est destiné à l’intendance, les deux étages regroupent les logements des officiers, de la troupe, des magasins pour les vivres et l’infirmerie. La terrasse est munie d’un ingénieux dispositif de recueil des eaux pluviales. Au cas de tempête, les conduites vers les caves sont obstruées et les embruns rejetés à l’extérieur. Au nord, une grosse horloge surplombe la cour. Au sud, une tourelle culmine à 27 m au-dessus des eaux pour accueillir la vigie et un sémaphore.
Pour donner un ordre d’idée, l’ensemble aura coûté 8 millions de francs de l’époque dont 7 pour les fondations marines…
18.
À chaque printemps, après les travaux hivernaux, l’équipe de production de l’émission « Fort Boyard » revient et les tournages reprennent. L’année 2000 atteint un record avec 123 émissions françaises et étrangères la même saison.
6.
Avant même que les travaux de superstructure ne commencent, les progrès de la balistique auraient dû conduire à l’abandon du projet de fort. Désormais les pièces d’artillerie ont une portée suffisante pour couvrir la rade depuis les deux îles. Mais le fort fait la fierté du Second Empire et sa maquette est présentée lors de l’exposition universelle de Paris. Sur place, la raison l’emporte puisqu’il ne sera armé que pour moitié, et encore, avec de pièces d’artillerie obsolètes.
Le fort est quasiment contemporain du canal de Suez. La lutte entre les nations passe désormais par les défis techniques et les travaux pharaoniques propres au XIXe siècle auquel, in extremis, il est rattaché.
17.
Le jeu télévisé rassemble une équipe de six candidats célèbres, issus des univers de la télévision, de la chanson et du sport, chargés de réaliser des épreuves physiques et intellectuelles afin de gagner un trésor. Pour cela, les casemates referment des décors cocasses comme la Ketchuperie, la Lutte dans la boue ou encore le Muséum. Qu’importe la réalité des lieux, seul compte le divertissement. De plus, les joueurs se confrontent à la Population du fort, nommée ainsi par la production du jeu, et composée de personnages fantasques bien loin de la garnison ou des prisonniers précédents. L'émission en forme de quête est parfaitement chronométrée avec la recherche des clés puis d’indices et enfin la consécration lors de l’accès à la salle du trésor. Tout est pensé en rythme pour tenir le public en haleine. Il est très décevant qu’aucun candidat ne se soit fait dévorer par les tigres. L’audience en aurait peut-être été relevée.
7.
Depuis plus d'un demi-siècle, les turbulences de la mer sont ici trop bien connues, les tempêtes maritimes avec des vagues de 30 m de hauts terrorisent les premiers occupants du fort. Il est ajouté un havre d’abordage au sud de l’édifice mais les vagues, une nouvelle fois, en feront leur affaire. Le Capitaine Leré écrit en 1857 : « À chaque coup de mer, le fort oscille et tremble, on sent qu’il se balance (…) et les hommes ressentent une secrète frayeur et un grand nombre éprouve des malaises comparables… au mal de mer ! ». Certains hivers, les vagues coiffent le fort et l’eau envahit les casemates. Au nord, un éperon rocheux sera achevé en 1866 pour casser la houle… qui le détruira en quelques années. Le brise-lames est remplacé par un simple éperon emporté à son tour. La mer ne veut décidément pas de ce corps étranger.
16.
Étonnamment, la première saison télévisuelle ne rencontre pas le succès escompté. Elle sera maintenue sous la pression des producteurs du jeu qui s’y sont énormément investis. Puis le succès s’installe à tel point que le fort bascule dans la mythologie populaire avec des spectateurs inconditionnels. Des franchises sont vendues dans de nombreux pays. Au total, 33 pays sont venus dans le fort enregistrer leur propre version du jeu. Aujourd’hui, l’ellipse au milieu de la mer est connue à l’autre bout du monde sans que sa position géographique ne soit clairement identifiée. Il n’est plus question de la mer des pertuis. Sa dimension internationale lui confère le rang de symbole déterritorialisé, position que sa forme abstraite conforte.
8.
La paix durable avec l’Angleterre rend obsolète les défenses de l’estuaire de la Charente. Le fort est reconverti en prison en 1867. Les premiers prisonniers y étaient détenus dans de si mauvaises conditions qu’ils se révoltèrent et prirent momentanément le contrôle du fort en hissant un drapeau noir en haut de la vigie. Repris, la Commune utilise ensuite le fort comme relais de déportation vers la Nouvelle-Calédonie. « Fort Boyard où l’on meurt sans sortir de la vie » écrit le journaliste dissident Henri de Rochefort. Si cette prison d’État est comparée à l’enfer de Dante, il semble que les conditions de détention s’assouplissent petit à petit car les difficultés d’accès rendent quasi impossible toute tentative d’évasion. Le sort s’acharne car le fort - prison devient trop étroit pour l’afflux de prisonniers qui sont alors déplacés dans la place forte du Château d’Oléron puis celle de Saint-Martin de Ré.
15.
L’intérieur du fort est réaménagé pour la nécessité du jeu : construction de la passerelle en bois du 1er étage, pose des garde-corps au niveau des coursives et sur la terrasse, reconstruction de la partie supérieure de la vigie, salle du trésor avec des faux murs en bois recouvert d'enduit pour imiter l’aspect de la pierre. À l’écran, le spectateur n’y voit que du feu. L’édifice se transforme en décor mais aussi en régie : certaines casemates sont aménagées pour y installer des salles de restaurant, une cuisine, des ateliers de constructions, une régie… Il dispose même d’une ménagerie pour les tigres chargés de veiller sur le trésor que les candidats convoitent. Un imposant dispositif technique permet de capter les mouvements de ces héros modernes dans les conditions du direct.
Pour accéder plus facilement au fort, une plateforme off-shore de recherche pétrolière est ancrée devant l’escalier, lointaine descendance du Pélican.
Un homme incarne ce renouveau. « Je suis le seul décorateur de cinéma à faire de l’architecture et le seul architecte à faire des décors de cinéma ». Gilbert Durant est choisi initialement comme décorateur avant d’être l’architecte de la première tranche de travaux. Si le cinéma avait pris le fort en l’état, la télévision le décore. Lui qui fut décorateur d’« Un château en enfer » de Sidney Pollack, de « Paris brûle-t-il ? » De René Clément ou de « Les Quarantièmes rugissants » de Christian de Chalonge, il participe désormais au changement de sens en faisant passer le fort de la sculpture à une image à l’ambition mondiale. Interrogé par la presse, il concède : « Les meilleurs décors sont loin d’être dans les meilleurs films ! ». Qu’importe, l'enjeu n’est que secondairement le divertissement, moteur de la société du spectacle, mais la poursuite d’une chimère perdue au milieu de la mer.
9.
Explosion. Le monument de pierres tangue sur ses fondations. Une nouvelle fois abandonné, le fort est affecté en 1895 à la défense passive de la marine qui tend une ligne de torpilles immergées… qui explosent accidentellement. Cette secousse accidentelle n’est pas sans rappeler un autre risque.
Le fort se situe sur une faille dans le prolongement de la fosse de Chévarache. Encore méconnue et mal cartographiée, cette faille sous-marine est active et secoue régulièrement tout le département. Le séisme le plus important a lieu le 7 septembre 1972 et pourtant le fort situé en son épicentre ne bouge pas. Mais rien ne dit qu’il résistera à la prochaine grande secousse si la houle ne l’a pas emporté d’ici là. Précarité et robustesse se partagent cette histoire.
14.
Il faut trouver un jeu pour succéder à « La Chasse aux trésors ». Le concept de l’émission « Les Clés de Fort Boyard » est imaginé dans ses grandes lignes en 1986 par la société Tilt production de Jacques Antoine : créer un jeu d'équipe, adapté de jeux de rôles de heroic fantasy qui se déroulerait dans un château mystérieux peuplé de créatures inquiétantes. Assez visionnaires, les producteurs insistent d’emblée sur la dimension internationale de leur projet.
« J’avais aperçu ce curieux fort dans le film « Les aventuriers », mais je ne savais absolument pas où il était. Nous l’avons très vite retrouvé et quand je me suis trouvé au pied des murailles de granit avec le cri des mouettes, devant ce mur de pierre planté au milieu de la mer, j’ai su que c’était l’endroit pur et beau que je cherchais pour mon nouveau jeu » déclare alors Jacques Antoine à la presse locale.
Le fort est racheté en 1988 pour 1,5 millions de francs à Eric Aerts qui réalise au passage une jolie plus-value. L’édifice est revendu immédiatement au département de la Charente-Maritime pour un franc symbolique, ce dernier prenant à sa charge l'ensemble des travaux de réhabilitation. L’état est pitoyable. Le guano accumulé par les oiseaux de mer dépasse par endroits plus de 50 cm et 700 m3 de débris divers sont à évacuer.
10.
Trois hommes à bord et quelques pièces d’artillerie hors d’âge : voici l’occupation du fort juste avant la Première Guerre mondiale. Abandonné par l’armée qui ne lui trouve plus aucun rôle stratégique, le fort est soumis au pillage : fers et menuiseries disparaissent pour le transformer en un étrange coquillage de pleine mer. Abandonné, il devient sculpture au centre de la passe.
Durant la Seconde Guerre mondiale, l’armée d’occupation construit le mur de l’atlantique mais dédaigne complètement l’ouvrage qui paraissait pourtant si stratégique un siècle auparavant. Tout juste sert-il de cible d’entraînement pour l’artillerie. Les oiseaux de mer font de la terrasse leur site de nidification et le goéland argenté s’entiche du lieu au point d’en faire une importante colonie. Les graines des herbes amenées par les oiseaux prolifèrent rapidement au point d’ensauvager l’ensemble qui s’approche de la ruine.
Dans un sursaut de conscience nationale, le Ministre de l’éducation inscrit le Fort en 1950 sur l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Rien d’autre ne se passe. La déshérence continue.
Enfant, je me souviens avoir tourné autour du fort lors des stages de voile que nous imposaient nos parents. Le fort avait pour moi le goût brûlant de l’eau de mer bue lors des nombreux chavirages et son aspect fantomatique ajoutait quelque chose à ma détresse.
13.
Eric Aerts met en vente la forteresse définitivement abandonnée dans la revue spécialisée « Châteaux et demeures de caractère » sans trouver d’acquéreur tandis que Philippe de Dieuleveut saute de son hélicoptère dans l’eau avant de rejoindre l’édifice par l'escalier extérieur pour récupérer la solution d’une énigme dans un épisode de « La chasse aux trésors ». Cet épisode n’a l’air de rien, mais c’est le premier contact entre l’édifice et la télévision de divertissement.
11.
Remise aux Domaines du fort qui est mis aux enchères en 1961. Un particulier, Eric Aerts, dentiste à Avoriaz, achète le fort sur un coup de tête, pour 28 000 francs, « comme on achète une statue ou une peinture » précise-t-il, sans avoir l’intention de le réhabiliter. Malgré son attentisme, c’est peut-être lui qui aura compris la nature profonde de cet objet : une sculpture posée au pied de l’océan.
12.
Le fort prend une allure fantomatique qui plaît à Cinéma. Roger Vadim l’utilise dans « Le repos du guerrier » et fait prendre à Brigitte Bardot un bain de soleil sur la terrasse. Mais c’est Robert Enrico qui va donner son plus beau rôle dans le film « Les aventuriers » (1966).
Un enfant court sur le parapet accompagné de deux hommes décontractés. Lino Ventura lance depuis la terrasse une grenade de la Seconde Guerre mondiale. Les deux hommes s'amusent comme des gamins. La grenade éclate dans la mer et fait jaillir une gerbe d’eau haute comme l’édifice, image d’une vague artificielle. Voilà le moment du retournement : le volume du fort devient image et paradoxalement ce passage à l’image lui offre une nouvelle existence qui le conduira à être connu mondialement. Mais il faut revenir au film car la fin de l’aventure est tragique. Alain Delon succombe à des blessures par balles sur cette même terrasse. Ses yeux virginaux se ferment tandis que Lino Ventura, agenouillé auprès de son ami, porte ses mains ensanglantées à son visage. Travelling incroyable partant d’un gros plan sur l’acteur éploré jusqu’à laisser au loin le fort perdu dans la mer. Le fort vient de basculer de la sculpture à l’icône cinématographique. Le mythe architectural initial, militaire, a désormais rendez-vous avec l’illusion de l’image, divertissante en apparence, mais totale en réalité.
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