Reconduction photographique
Qu’importe le lieu, seul compte le temps. Sur une période d’environ vingt ans, G. Filuzeau fit des prises de vue photographique de son milieu, êtres et contexte urbain confondus et cela constitue un œuvre. Pas de soucis pour de monumentalité pour Filuzeau. Flaneur, fixant famille et amis dans sa ville, érigeant la promenade comme discipline et dont les traces fixées au sel d’argent sur plaques de verre forment le témoignage.

90 ans plus tard environ. Même ville, le milieu a changé par la force du temps. Tous sont morts. Les lieux sont là, un peu les mêmes, un peu différents. Un lapse de temps s’offrant à la reconduction photographique. Emboitant les pas de Filuzeau, tant bien que mal, j’ai tenté l’apnée de presque un siècle, m’arrêtant là ou il s’était arrêté et cadrant au plus près du regard initial. L’esprit a disparu bien sur. La jeune femme à l’ombrelle présente sur beaucoup de clichés s’est peu à peu muée sur les plaques corrodées en mère à la tenue stricte. D’une certaine manière, mes images vont témoigner de son absence et finalement le projet d’emboiter les pas du photographe Filuzeau se muera bien vite en une ode à la féminité comme si toute la ville tenait à la présence puis à l’absence de cette femme.

La période embrassée entre les deux époques de prise de vue est passionnante. Elle aura vu la seconde guerre mondiale, les trente glorieuses accompagnants la Modernité, la récession, peut-être même la fin d’un modèle à force de soubresauts, et l’apparition d’une conscience environnementale qui prend aujourd’hui le nom de développement durable.
Fontenay-le-Comte, ville de 15 000 habitants comme il en existe beaucoup en France. En présentant deux prises de vue à presque un siècle d’intervalle, on observe aisément les transformations urbaines. On voit sur ces images une dent creuse qui s’est bâtie, un canal devenu une rue. Certaines formes temporelles demeurent tel le marché tandis que d’autres, les femmes venant laver leur linge à la rivière par exemple, ont disparu. Ce constat permet de nous intéresser au temps partagé et à l’espace public existentiel comme ensemble de formes et d’images réflexives qui se répondent. Les temps urbains, ceux de l’appropriation d’une ville 24 h/24, trouvent comme support cet espace existentiel pour chacun d’entre nous.
La société en réseau
La fin du XXe siècle a vu l’avènement de l’ère de l’information qui a mis la société en réseau comme l’a très bien expliqué le sociologue Manuel CASTELLS. Cette modification notoire de la société s’est surtout caractérisée par une économie mondialisée extrêmement fluide et d’autre part par la constitution d’aires métropolitaines polycentriques en réponse à ces nouveaux processus d’accumulation flexible. Pour ce qui nous occupe aujourd’hui, cela veut dire un passage : l’espace était jusqu’alors le support matériel des pratiques sociales du temps partagé, or, la dé-standardisation de l’économie a projeté les relations sociales dans les flux des échanges et interactions entre des positions géographiques discontinues. De fait, le temps devient pluriel et la rencontre dans l’espace commun problématique.
Domination de l’espace des flux
Notre début de XXIe siècle voit la domination de l’espace des flux sur l’espace des lieux. Cela veut dire que dorénavant les lieux sont à considérer dans l’inclusion et l’exclusion à cette nouvelle spatialité. Notre idée est donc que dans tous les domaines de la vie sociale, et en urbanisme aussi, la question du temps domine dorénavant celle de l’espace.
Prenons l’exemple de la rivière. Canalisée pour lutter contre la brutalité de ses crues, elle a perdu sa fonction de lavoir. Louons l’invention de la machine à laver comme évolution technique, mais remarquons aussi la disparition d’un lieu de rencontre, celui du lavoir, que rien n’a remplacé. Ce mouvement vers l’individualisation des comportements a commencé durant le XXe siècle et s’est accentué avec l’espace des flux. Ce qu’on se racontait au lavoir se dit peut-être maintenant sur Facebook. Cela pose en tout cas la question de la nature du lieu.
Perte de centralité 
On peut lire dans ces images la perte de la centralité. Pris dans les phénomènes d’inclusion et d’exclusion, la centralité traditionnelle, celle du centre-ville et de la ville-centre, s’est évanouie lors du passage à une économie postindustrielle. À côté des métropoles qui sont incluses de fait dans l’espace des flux, il faudrait aussi dresser l’histoire des recalés de la modernité tardive.
Si on observe l’évolution d’une rue en un siècle, on entrevoit le délaissement des inscriptions dans l’espace public qui marque l’abandon de la réflexibilité des images et donc de la valorisation de l’espace public.
Faillite de l’espace public comme support du temps partagé
Néanmoins, on peut dire que l’espace des flux s’exprime ici lisiblement. L’espace public n’y supporte plus autant les représentations sociales qui lui préfèrent dorénavant les médias et les réseaux immatériels pour exprimer les figures de la domination. À bien regarder ces images, fragments d’une plus grande série, on lit un certain délaissement de l’espace commun au profit d’un temps pluriel.
Pour qu’il y ait des temps urbains, il faut bien un réceptacle. Ce réceptacle, c’est la ville et son espace d’apparition qu’est l’espace public. Le sociologue Richard Sennett a très bien parlé de ces transformations et de cette perte de sens.
Pour le temps des villes, débat animé par François Chaslin, 11 octobre 2010 à 19 h, petite salle du centre Georges Pompidou, dans le cadre du cycle culture urbaine à la BPI
Extrait de l’intervention de J. Richer
Lapse, ou l'évolution des déplacements
La période embrassée entre les deux époques de prise de vue est passionnante. Elle aura vu la Seconde Guerre mondiale, les trente glorieuses accompagnants la modernité, la récession, peut-être même la fin d’un modèle à force de soubresauts, et l’apparition d’une conscience environnementale qui prend aujourd’hui le nom de développement durable.
En s’appuyant sur ces images écartées par le temps, mais réunies dans l’espace, je vais essayer de développer une réflexion sur le développement durable qui sera moins historique que ressentie. Je pars pour cela d’un postulat, certainement erroné, qui est que le développement durable n’est autre qu’une nostalgie d’avant-garde, celle d’un futur contrarié et la prophétie d’un passé qui n’en finit pas. 
Sans entrer dans la question sémiologique, il est intéressant, pour moi qui me préoccupe de l’inscription du temps dans la ville, d’interroger la formule « développement durable », traduction non littérale de « sustainable development » apparue pour la première fois en 1980 dans un rapport de l’Union internationale pour la conservation de la nature. Avant le choix du terme durable, d’autres préfixent avaient été envisagés : viable, vivable, soutenable, défendable, désirable… La conscience d’un univers fini et la nécessité de revisiter le dogme du progrès continu nous ont poussé au préfixe temporel de durable. Ce dernier cache mal le malaise qu’il héberge puisqu’il sous-entend d’emblée un développement continu dans le temps ; comme si l’idée d’une pause ou d’un retour en arrière, même involontaire, devait être exclue. La question de la soutenance de la durée nous ramène aux laps de temps des reconductions photographiques.
Deux reconductions de la rue principale d’une petite ville de France semblable à bien d’autres. Le tracé viaire n’a pas changé puisqu’il date du 18e siècle. L’usage de la voiture et la place qu’on lui accorde ont considérablement évolué et témoignent aisément de l’explosion de la consommation d’énergie fossile. Le cadre urbain change quelque peu, mais l’usage de la voie apparaît ici plus fondamentalement. Comme partout, la place du Marché est devenue avant tout un parc de stationnement. Le cycliste, icône avant l’heure des modes dits doux, exprime à lui seul le retour triomphal du bon sens dans les déplacements pour devenir un symbole « hype » et métropolitain.
Ces images ne font pas référence aux deux chocs pétroliers de 1973 et 79, ni au tout premier rapport sur l’évolution du climat et les risques du réchauffement climatique publié 1990 par le GIEC, alors que dès 1972, le club de Rome attirait l’attention dans son rapport « The limits to growth ». Ces images n’ont l’air de rien et pourtant le protocole de Kyoto sur les changements climatiques de 1997 est passé par là voici 15 ans déjà et qu’il est grand temps d’agir, ici comme ailleurs, et durablement.
/ type : photographie urbaine
/ objet : reconduction photographique à un siècle d’écart
/ date de réalisation : 2008 - 2010
/ lieu de réalisation : Fontenay-le-Comte (85)
/ technique : plaque photographique pour le fonds Filuzeau du Musée de Fontenay-le-Comte et photographie numérique pour les reconductions
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