Une promenade dans Paris, de Dausmenil dans le 12e arrondissement jusqu’au Panthéon. Matinée de Mars, un ciel couvert qui donne une lumière blanche uniforme. Entre deux rendez-vous, cette impression de temps de liberté volée, un genre d’école buissonnière pour voir la ville, la comprendre, la sentir. Cette ville s’y prête admirablement bien, comme si elle vous offrait plusieurs temps : celui de l’obstination brute et pressée du travail, des rendez-vous, de la pression où tout n’est plus que temps, information, production, échange stressé. Un pas de côté de cette vie-là et de ses vanités, comme dit Umberto Eco, et l’on retrouve la solitude. Et l’on retrouve la ville, comme lovée en dessous, à la fois monde mystérieux de choses, de formes, de symboles, d’histoire humaine.
Le douzième arrondissement et sa banalité triste, gris clair — cette lumière lui sied bien. Rien de particulier. On passe sous les voies de la gare de Lyon, rue X. Deux personnes vivent là, de part et d’autre de la chaussée sous le viaduc de chemin de fer. Ils sont là parmi la collection éparse d’objets qui constituent leur home. Couchage. Une chaise. Un tableau. Un caddie. Une radio sur un tabouret et même une télévision éteinte. Les gens passent comme devant chez quelqu’un. Sont-ils indifférents, gênés, furieux, on ne sait. Ils passent anonymes. Bercy. La petite place autour de l’église, puis la rue de Tolbiac, la ZAC des années 90, le parc de Bercy. Tout ça est assez réussi, synthèse délicate entre la forme haussmannienne, la forme moderne — on voit quelques bandeaux blancs qui font leur hiéroglyphes habituels, à qui donc cela parle-t-il. C’est assez élégant, les gens à l’intérieur aussi. Le parc est magnifique, il embellit d’année en années, il vit. Avant ici on trouvait des entrepôts de vin, maintenant un des plus beaux parcs de Paris, encore que plus confidentiel, plus lié à son quartier que les Tuileries, par exemple. Étonnant comme la ville se renouvelle par ses emprises, par son histoire industrielle. L’industrie comme « ce qui ménage » la place, le temps, l’espace pour parler comme Heidegger ?
Je continue, indifférent au portable qui tressaute et me rappelle à mes obligations. Une petite pluie tombe. Une cohorte de jardiniers d’égaye en riant, quelques mamans pilotent leurs poussettes, ça et là un quidam lit son journal. Une sorte de remblai qui défend le parc du barouf de la voie sur berge, que l’on gravit par un grand escalier en granit un peu maladroit : dessiné certes, calepiné à mort, mais pas senti. Pas grave, on monte. La passerelle, le pont. Superbe mise en scène urbaine. La passerelle — Simone Signoret ? Simone de Beauvoir ? Impossible de se rappeler, quelque Simone illustre — on dira ce qu’on voudra. Moins fine que celle de Mimram ? Certes, mais là où elle est, ce qu’elle relie, cela compte plus. Heidegger : ce qui compte le plus dans le pont, ce sont les rives, où quelque chose comme ça. Solférino, c’est un hommage à la ville constituée ou musée, c’est une citation moderne, c’est cette retenue Wilmottienne si l’on peut dire. Feichtinger, noble architecte ingénieur autrichien, c’est certainement moins fin, mais plus essentiel. On grimpe. Le vent souffle, psychologiquement plus que sur le Pont-Neuf. On est dehors, on est à l’est, les confins sont proches, on sent le souffle inquiétant du périphérique. Mais c’est encore — déjà — la ville qui continue, qui se renouvelle. C’est grand. En face la TGB qu’on avait jamais vu comme cela. Ce n’est pas si mal finalement. La Seine s’échappe. On aperçoit une chose verte tordue à droite, et de part et d’autre de la Bibliothèque, des blocs blancs et noirs subtils, cousins de ceux d’en face à Bercy. Plus loin encore, d’anciennes usines, quelques gestes architecturaux comme des maquettes jusqu’au périphérique ; après on ne sait pas. J’imagine qu’on voit des dragons, que l’on tombe au bord de notre monde plat et plein.
Ponts. Brooklyn Bridge. Vision majeure de Métropolis. Pont-Neuf. Vapeurs. Matins. Beauté. Ponts à Venise, Berlin, Porto, San Francisco. Salginatobelbrücke. Mille autres que j’ignore. Le pont, c’est aussi « ce qui ménage », ce qui donne à voir, ce qui laisse place. Même impression au-dessus des nappes de chemin de fer chez moi dans le dixième arrondissement. Des respirations dans la ville, et ces flux puissants — le fleuve, les voies — qui nous emmènent en pensée, ailleurs, hors les limites, dehors. Je monte et descends sur cette passerelle ondulante. C’est fluide, on marche, les voitures et péniches grouillent en dessous, ça marche. On prend pied sur le plateau de la TGB comme sur le deck d’un bateau. Zef incroyable, bourrasques, quelques silhouettes solitaires se pressent. Mercredi midi, rien de particulier. Le plateau court, belle surface rangée de bois, rencontre impitoyablement les façades de verres rangées, réglées, minutées avec leur cliquetis de bois derrière : c’est du Bach, c’est magnifique, c’est français, c’est sec, c’est Descartes. TGB : faible depuis le trottoir du quai Panhard et Levassor, effet de socle des marches trop balourd. Magnifique partout ailleurs. TGB : il y a quinze ans, clameurs, pétitions, scandales, articles, ricanements. Aujourd’hui l’ensemble est digéré, intégré, le projet urbain fait sens et simplement on aboie ailleurs sur autre chose. L’histoire de la ville, l’histoire de Paris n’est pas autre chose que ce roulement continu de clameurs qui s’estompent, qui se déplacent, qui se ravivent et s’éteignent. Aujourd’hui, ce sont les tours. Tiens donc, les tours…
Le plateau, donc, surface réglée, tout droit sortie de l’esprit de Perrault ? Mais oui, et en plus c’est bien, c’est beau. La rencontre du deck et de la façade, prévue, réglée, tuée dans l’œuf constructivement et sans aucune espèce de hasard, est une des plus belles choses de l’architecture contemporaine même, et surtout si elle procède d’une forme de folie. La folie, c’est la prééminence de la figure, du projeté sur le réel. C’est la prééminence de la pensée, de la représentation. C’est cette préméditation, cette description où les terribles outils du langage, du dessin, tuent le réel, le réduisent ; le contraignent, le définissent. C’est particulièrement impressionnant avec les cartésiens — dont Perrault n’est après tout que l’héritier. Voyez Louis XIV, Versailles. Voyez Frédéric II à Berlin. Vagues confins de la ville, un reste de Germanie, de barbarie éternelle sous le ciel ? Bing, ici un carré, Pariser Platz, Bam, là un Octogone, Potsdamer Platz. Pouvoir, expression du pouvoir, existence. Et ça marche, comme a marché Versailles : les aristocrates arrivent, la vie de cour, etc.
Castoriadis : « La représentation n’est pas décalque du spectacle du monde, elle est ce dans et par quoi se lève, à partir d’un moment, un monde. »
«  Il n’y a de “choses”, à savoir profondeur et épaisseur “dehors”, que parce qu’il y a aussi profondeur et épaisseur “dedans” ; il n’y a fixité et résistance “dehors” que parce qu’il y a aussi labilité et fluence “dedans” ; comme il n’y a mobilité “dehors” que parce qu’il y a aussi persistance “dedans”. Il n’y a perception que parce qu’il y a aussi flux représentatif. De ce point de vue aussi, l’imaginaire — comme imaginaire social et comme imagination de la psyché — est condition logique et ontologique du “réel”. »
Accrochez-vous… Mais en même temps c’est exactement ça !
Alors oui, au milieu du plateau il y a le trou et le jardin. Interdit d’y aller. Nature sauvage laissée à l’abandon — les employés en veste orange qui vont et viennent pour éviter que ça s’écroule trop ne sont que des envoyés de Zeus chargés d’entretenir Babylone, et au 35 heures encore. C’est magnifique comme idée, c’est pédant, c’est insupportable, mais c’est magnifique. Côté est, il y avait un temps une petite cafétéria en terrasse. Un été, un peu déprimé et désœuvré, j’allais là. C’est-à-dire qu’on pouvait acheter à une sorte de roulante un café dans un gobelet cartonné et aller s’abîmer sur les tables en teck. Au niveau -1, on surplombe encore deux étages sur jardin réservés aux chercheurs. Les chercheurs sont des êtres magnifiques, genre Adam et Eve qui batifolent dans des jardins inviolés. Tout ça est parfaitement freudien, un petit morceau de prétendue Nature prétendument sauvage, réservée à l’élite. On n’a pas le droit d’y aller. Délicieux. Toujours est-il, j’allais là avec mon petit gobelet tout triste, je regardais ce qu’il y avait à regarder, c’est-à-dire quelques pins et bouleaux étiques luttant pour survivre dans l’idée de nature à la Perrault. Et ça suffisait amplement ! Nous n’avons pas besoin de nature, nous avons besoin de l’idée de nature. Nous n’avons pas besoin des choses, nous avons besoin de la représentation imaginaire des choses.
Plus loin encore, le cinéma MK2, une sorte de chapiteau de cirque devant, continuer encore et voici la fantomatique avenue de France. Tout y est, le mobilier urbain, les feux rouges, les arbres, les grilles d’arbres — pas de chiens malheureusement, les petites voitures vertes de la propreté ; mais rien : pas de voitures, pas de vie pas de piétons. L’avenue ne mène simplement nulle part. Pour l’heure c’est un monde un peu pathétique à la Jacques Tati. Immeubles de bureaux, je vous passe les aventures merveilleuses de la façade. Monde, décor en attente. Playtime! Qui nous dit d’ailleurs que Tati n’entretenait pas un rapport amoureux avec l’esthétique, la civilisation qu’il décriait si subtilement ? Le trottoir d’en face de l’avenue de France a quelques difficultés puisqu’il ne longe rien. Après, le trou, les voies, la halle Freyssinet blottie là. Une fois de plus l’histoire de l’industrie ménage.
Je me retourne et essaie d’imaginer la dalle qui doit lier, en pente, l’avenue de France avec la rue du Chevaleret. On lit une impressionnante épaisseur de béton, traversée de réseaux divers. Au loin, des blocs de bureau sont les façades et semblent manquer de substance, d’épaisseur, de poids. Des ouvriers s’affairent le long des voies. La halle Freyssinet, en bas, n’est pas de même nature que les bâtiments de bureau, en haut. Elle est tectonique et fruste, quoique fine. Ils sont dématérialisés et sophistiqués, quoique patauds. Conjonction de cultures et d’époques. C’est un nouvel avatar de l’urbanisme sur dalle, après les expériences des années 70 – 80 (Front de Seine, Olympiades, Tour Montparnasse). Ici le niveau bas n’est simplement pas exprimé, on a juste affaire à un soulèvement plus ou moins camouflé du sol naturel. D’où peut-être cette légère impression d’irréalité ?
Après Chevaleret on plonge dans un tout autre quartier. Au siège de l’Armée du Salut de Le Corbusier répondent fidèlement les logements de Ciriani. Codes, tiques, langage, tout y est. En remontant vers la Place d’Italie, on traverse quelques étranges collages urbains : un tissu préhaussmannien se mélange avec des morceaux des années 50, 60, 70, 80. C’est un étrange magma d’objets solitaires et de continuités rompues, comme autant de prises de paroles dissonantes et interrompues. Une musique ? Oui, une sorte de musique, et une étrange poésie des choses seules. Et c’est ce qui est magnifique dans l’architecture : c’est qu’elle bascule constamment sur la ligne de crête, qui est la ligne même de son existence : tantôt signe, masque, figure, image, tantôt à nouveau chose parmi les choses, être brut indifférent à nous, sourd, obstiné, là, immortel. La matière de la ville, dans ces quartiers où se juxtaposent des expériences assez violentes et radicales, est une sorte de magma : on distingue des fragments d’histoire, des ordres différents et brisés ; mais le tout est finalement repris dans une sorte de matière cohérente. Les ordres sont plus ou moins « refroidis » dans leur pertinence sociale historique : ils sont tantôt pris pour de l’histoire, du patrimoine, de la mode. Ils peuvent être franchement incompréhensibles et susciter des réactions violentes. Ils peuvent basculer dans l’histoire et redevenir visibles à nos yeux.
Jean-Philippe Doré
Les sols antiques (2015)
Sols foulés des domus antiques, puis recouverts par l'éruption du Vésuve en l'an 79 ap. J.-C. et aujourd'hui à nouveau arpentés par des touristes malhabiles.
Que nous racontent ces sols ? Géométrie et simplicité.
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