L’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid est connue internationalement pour les formes fluides de son architecture. À Montpellier, elle a dessiné les archives départementales dites « Les Pierres vives » qui ressemblent à un monolithe monumental lacéré d’ondulations métalliques. On observe à gauche de l’entrée que les enfants du quartier viennent là pour se servir des volumes obliques du bâtiment comme toboggan. C’est par cet usage transgressif du jeu que je voulais introduire mon intervention sur les relations entre le jeu et la ville.
Homo Ludens. Après l’Homo Sapiens qui sait, l’Homo Faber qui fabrique, L’historien néerlandais Johan Huizinga a proposé dans son livre éponyme (1938) l’Homo Ludens qui joue. La thèse principale de Huizinga était que le jeu est consubstantiel de la culture. Il le considère comme fonction sociale au cœur de l’apprentissage des pratiques sociales, de l’être ensemble, comme « facteur fondamental de tout ce qui se produit au monde ». En tant qu’urbaniste, j’envisage le jeu comme fonction sociale dans l’espace public pris au sens large — l’espace du collectif — mais l’histoire de la ville moderne est celle d’un appauvrissement de l’usage de cet espace, y compris pour le jeu. En mobilisant le corps et l’esprit, le jeu peut pourtant révéler notre relation à la ville comme vont nous le montrer les quatre exemples qui vont suivre. Je ne vais pas entrer ici dans la définition du jeu, mais je vais plutôt développer la relation qu’il entretient avec la ville et pour cela aborder successivement les questions de la règle et du temps.
Le jeu, la règle et la ville
Un environnement normé. La ville est avant tout un environnement normé où des règles imposent les conditions du vivre ensemble. Il est intéressant de tout d’abord se pencher sur les normes applicables aux jeux eux-mêmes. Les aires de jeux — c’est le nom donné aux jeux urbains — sont-elles des espaces de contrôle ou de liberté ? 
Depuis la Seconde Guerre mondiale, nous sommes passés successivement du jeu dans les terrains vagues, aux terrains d’aventure puis aux aires de jeux normées. Les enfants ont peu à peu perdu en spontanéité dans l’investissement de l’espace urbain. Aujourd’hui nous vivons le règne de l’aire de jeux normalisée. Pour l’expliquer, citons tout d’abord le décret n° 96-1136 du 18 décembre 1996 : « On entend par aire collective de jeux toute zone, y compris celle implantée dans un parc aquatique ou parc d’attraction, spécialement aménagée et équipée pour être utilisée, de façon collective, par des enfants à des fins de jeux ». Ensuite, lisons ce que dit la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes :
« Les aires collectives de jeux sont des lieux d’épanouissement pour les enfants. Mais ce sont aussi des lieux à risques… Si tous les risques ne sont pas évitables, beaucoup le sont néanmoins, à condition que chacun soit bien conscient de ses responsabilités et les assume pleinement ». Cela touche au choix du site, aux aménagements paysagés, aux zones de sécurité (il s’agit d’éviter toute interaction entre les jeux par le croisement des trajectoires des enfants qui les utilisent), au sol… Il existe un nombre important de normes relatives aux aires de jeux : NF EN 1176-1 à 11 pour les exigences de sécurité et méthodes d’essai générales, spécifiques aux balançoires, aux toboggans, aux manèges, aux équipements oscillants, aux filets à grimper tridimensionnels et aux sols d’aires de jeux absorbant l’impact (pour détermination de la hauteur de chute critique). Cela explique d’une part le prix élevé des jeux pour enfants et d’autre part la faiblesse des propositions ludiques de fabricants obsédés par les normes. Bien entendu, nous n’avons toujours pas parlé du jeu en tant que tel. 
Il est intéressant de faire un parallèle entre l’activité du jeu soudainement caparaçonnée par ces normes et la pensée sur la ville elle aussi étriquée dans des règles d’urbanisme contraignantes. Il y a là un parallèle passionnant ou nous reproduisons les mêmes comportements à toutes les échelles d’intervention.
Exemple de la ville des situationnistes. L’Internationale situationniste (I.S.) était une organisation révolutionnaire d’extrême gauche en lutte contre la société de classes et la dictature de la marchandise. Elle présentait à ses débuts une volonté de dépassement des avant-gardes artistiques de la première moitié du 20e siècle (dadaïsme, surréalisme et lettrisme). Dans Potlatch n° 1 (nouvelle série du 15 juillet 1959), sous le chapitre « le grand jeu à venir », l’I.S. affirme :
« La nécessité de construire rapidement, et en grand nombre, des cités entières, nécessité qu’entraîne l’industrialisation des pays sous-développés et la crise du logement depuis la guerre, a mené à une position centrale de l’urbanisme parmi les problèmes actuels de la culture. Nous allons même jusqu’à considérer tout développement dans cette culture comme impossible sans de nouvelles conditions de notre entourage quotidien (…) Le manque total de solutions ludiques dans l’organisation de la vie sociale empêche l’urbanisme de s’élever au niveau de la création, et l’aspect morne et stérile de la plupart des quartiers nouveaux en témoigne ».
Dans le « Rapport sur la construction de  situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale », ils définissaient le jeu de la manière suivante : « Le jeu situationniste se distingue de la conception classique du jeu par la négation radicale des caractères ludiques de compétition, et de séparation de la vie courante. Par contre, le jeu situationniste n’apparaît pas distinct d’un choix moral, qui est la prise de parti pour ce qui assure le règne futur de la liberté et du jeu. Ceci est évidemment lié à la certitude de l’augmentation continuelle et rapide des loisirs, au niveau de forces productives où parvient notre époque. C’est également lié à la reconnaissance du fait que se livre sous nos yeux une bataille de loisirs, dont l’importance dans la lutte des classes n’a pas été suffisamment analysée ». Constant Nieuwenhuys a travaillé à l’élaboration d’une ville idéale appelée « New Babylon ». Ce projet de mégastructure convoque le plaisir de l’Homo ludens comme projet de ville transformant la cité en terrain de jeu offrant des possibilités de rencontres, d’inventions, d’expériences et de surprises. 
Les normes AFNOR et ce projet de société ludique représentent les deux extrêmes de la conception du jeu urbain. La question est de savoir si dans un environnement trop normé, le besoin irrépressible de jouer peut l’emporter.
Création de chronotopes fictionnels
Aménager le temps. Avec une équipe pluridisciplinaire, nous avons développé un concept de jeux urbains pour la Ville de Paris que nous avions appelé Playlib. Ce projet n’a malheureusement pas abouti, mais j’aimerais pourtant vous en parler ce soir, car il s’agit d’une application du principe de chronotope ludique à partir d’un espace public programmatique. Nous étions partis de la double idée que la création d’usages implique une notion de réversibilité des aménagements et de succession dans le temps. L’enjeu était de renforcer l’appropriation personnelle des espaces publics par le jeu et de stimuler le lien social. Le concept de Playlib visait à :
Proposer une offre au service de la population, stimuler le corps social par une programmation diversifiée, un service reconnaissable et facile d’utilisation
Créer une ambiance urbaine par la programmation et proposer une règle du jeu de l’utilisation de l’espace public
Adapter le service physique à chaque projet urbain ou territorial (= territorialisation du service)
Créer des allers-retours permanents entre les aménagements physiques et l’application virtuelle puisqu’il s’agissait aussi de créer des réseaux sociaux locaux fondés sur le jeu et interconnectés
Partager le temps et concevoir l’année comme un rythme et une succession d’événements scénarisés formalisés par la roue du temps partagé
Ce projet n’a pas trouvé d’application concrète du fait de la complexité administrative parisienne. Néanmoins, je retiens plusieurs choses de cette aventure. D’une part, nous voulions créer un environnement intégré autour du jeu en offrant un service complet. D’autre part, il s’agissait d’enrichir l’espace public pour susciter le  jeu : changer localement les règles d’appropriation de l’espace et libérer le jeu. Si nous comparons humblement ce projet à celui des situationnistes, nous en constatons sa portée pragmatique et en même temps le risque d’enrôlement du public selon des règles imposées. Si ce projet proposait une succession de chronotopes frictionnels, est-ce bien cela la liberté du jeu ?
Changer les règles du jeu. Nous entendons beaucoup parler de l’espace métropolitain en ce moment. Or les métropoles induisent une gouvernance souple dont les règles restent a inventer. La place du public y est prédominante. Avec l’expérience « Play the city », nous allons voir comment le « gaming » favorise la participation citoyenne. D’où la création de « serious games » adaptés aux projets urbains réunissant les investisseurs, les aménageurs, les architectes et les citoyens. Il s’agit de jeux de construction autour de maquettes réelles, permettant de visualiser sur-le-champ et dans le temps l’impact de telle ou telle décision. Un de ces serious games a été mené à Amsterdam Nord en partenariat avec la Fabrique de la cité, fondation de l’entreprise Vinci : 
« Amsterdam Nord est un projet de développement urbain très ambitieux de la transformation du quartier nord de la ville, une ancienne zone industrielle jusqu’ici isolée du centre. Seul souci : la crise économique est passée par là et l’investisseur principal, ING, s’est retiré du tour de table. Conséquence : une infime partie seulement du projet a pris forme et son futur demeure incertain. Une pause que les équipes de “Play the City” ont mise à profit pour créer un “serious game” autour du projet. Les règles du jeu ? Associer sur plusieurs sessions une dizaine de personnes (citoyens, investisseurs, associations, élus, acteurs culturels…), qui ne se croisent pas d’ordinaire, autour d’une maquette du quartier. Les joueurs se projettent dans le temps en fonction de leur rôle (investisseur, urbaniste, activiste…), en suivant les règles d’urbanisme simplifiées fixées au début du jeu » (propos issus de « Pour une construction de la ville partagée : l’adhésion des citoyens », La fabrique de la cité). Le jeu est intéressant, car il crée un chronotope fictionnel où la règle du jeu a prévu de passer 10 minutes à positionner les formes sur la maquette qui représente un an du projet. Après chaque round, le résultat est discuté.
Playlib traite de l’espace physique et de l’expérience tandis que Play the city propose une vision urbaine, les deux faisant appel au jeu comme moyen de transformation de la ville.
À travers ces quatre exemples, j’ai voulu poser la question de la règle et du temps dans le jeu. Si le jeu est libérateur de quelque chose comme dans le cas de New Babylon ou de play the city, nous constatons aussi que son organisation est difficile parsec les normes sont drastiques et parce qu’il n’est pas si facile de le prendre en charge comme dans notre exemple de Playlib. Pour revenir sur la notion d’espace public étendu, nous pouvons observer que la conception de l’espace public contemporain est limitative en elle-même. La morphologie de l’espace remplace de fait un contrôle social par l’hyperspécialisation des lieux et notre incapacité à laisser des espaces flous plus facilement appropriable pour le jeu. Pour l’Homo Ludens, « le jeu est une tâche sérieuse » et pour moi créer un chronotope fictionnel par le jeu, c’est déjà commencer à transformer concrètement la ville. Pour conclure, je ferais référence au philosophe et jésuite Michel de Certeau qui indique qui la tactique permet de s’introduire par surprise dans un ordre, de « faire avec » par des ruses, des opérations d’appropriation et de réemploi, des pratiques de détournement. Le jeu comme pratique quotidienne appartient à ces « arts de faire ». Le jeu fait partie de ces ruses qui peuvent transformer la ville.
Intervention dans le cadre de la rencontre/débat sur « la pratique du jeu comme revalorisation de l’espace urbain » jeudi 12 septembre 19 h 30
 Auditorium de la médiathèque Marguerite Duras, 115 rue de Bagnolet 75020
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