L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Archives départementales de la Loire.

1. Mon rapport psychique à la Loire
Il faut tout d’abord dire d’où l’on vient. Ma terre natale — en tout cas celle de cœur — est les monts du Forez en Haute-Loire. Baptisé à Amboise, j’ai vécu quelque temps à Nantes faisant entrer la Loire dans ma vie mnémonique et psychique. Et si aujourd’hui je viens témoigner des noyades dans le grand fleuve, c’est pour ouvrir le sujet en lui apportant une perspective élargie.
N’oublions pas la mythologie des fleuves qui a pétri notre culture. Les Grecs anciens, Homère en tête, pensaient que tous les fleuves prenaient naissance et retournaient dans le Tartare, un gouffre situé dans les entrailles de la Terre. L’enfer grec comporte d’ailleurs cinq fleuves, dont le Styx qui en fait neuf fois le tour. Voilà de quoi nous rappeler que les fleuves, s’ils sont présentés dans leur vitalité, relèvent aussi d’une part bien plus sombre. À l’intersection entre la face lumineuse et la face sombre de chaque chose se trouve souvent une vérité. C’est aussi le cas pour la Loire puisque nous parlons aujourd’hui de noyades et surtout de la peur qu’elles provoquent.
Puisque nous en étions à la mythologie, rappelons aussi que les Romains antiques pensaient que les fleuves étaient habités par des nymphes (nous allons revenir à ces étranges créatures), cousines des ondines de la mythologie scandinave, les unes et les autres se plaisant à attirer l’homme imprudent sur les rives pour et l’amener au fond de l’eau. Une explication somme toute assez efficace des causes de noyade.
2. Le corps nu du baigneur
La noyade touche tout le monde le long de la Loire puisque la chronique relate chaque été la mort de pécheurs ou d’enfants un peu trop aventureux. Mais remarquons que la prévention s’intéresse en priorité aux baigneurs et je trouve cela vraiment intéressant s’agissant de la Loire.
Comme vous le savez bien mieux que moi, le Val de Loire — de Sully-sur-Loire à Chalonnes-sur-Loire — est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis le 30 novembre 2000. Cette reconnaissance internationale consacre donc un paysage culturel exceptionnel porté pour la qualité de son patrimoine architectural, ses villes historiques et pour ses châteaux de renommée mondiale. L’esprit des lieux serait donc à la Renaissance et au siècle des Lumières. À cela, le bain expose le corps nu, ou presque, du baigneur dans un acte de dépouillement de son habit de culture.
Le caractère estival de cette pratique renvoie à une image d’insouciance qui peut être vue ici comme la figure de l’innocence. Je désirais commencer par ce contrat en mettant en opposition la fragilité du corps du baigneur et l’énorme poids culturel de cette vallée. Presque nu, face au courant, l’aphorisme d’Héraclite à l’esprit, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », nous regardons différemment le grand fleuve.
3. Du bain primitif à la noyade de masse
Nous avons une relation profonde à la baignade, retour à un état psychique presque intra-utérin, mais aussi au sentiment estival d’une plus grande liberté, d’un temps retrouvé. La baignade est de ce fait associée au plaisir, mais croise rapidement le danger de la noyade.
Or, la noyade pose un problème de sécurité individuelle et publique, mais aussi culturelle, et c’est sur ce dernier point que je vais insister. Il y a eu cet accident terrible du 18 juillet 1969 où dix-neuf enfants se sont noyés à Juigné-sur-Loire et il va en être question après moi. Mais il existe des faits encore plus terribles qu’il nous faut évoquer : les noyades de Nantes, un très sombre épisode de la Terreur révolutionnaire, qui a eu lieu entre novembre 1793 et février 1794. Pendant ces quelques semaines, près de 4 900 personnes — des prisonniers politiques ou de guerre, l’époque ne les différentiait pas vraiment ainsi que des prêtres) — ont été noyés dans la Loire par les révolutionnaires. La « déportation verticale » ou « baptême patriotique » consistait à faire embarquer les condamnés sur des barques à fond plat ensuite coulées au milieu du fleuve.
Là, nous sommes soudainement très loin de l’insouciance estivale. Mais je me demande si ces horribles exécutions n’ont pas marqué indéfectiblement les esprits ligériens jusqu’à être de nos jours contenu dans l’inconscient collectif.
4. Différence et répétition
Les noyades chaque année semblent se répéter. Je me permets ici un détour par la philosophie, où en tout cas ce que je crois en comprendre puisque je ne suis pas philosophe, mais architecte. Le philosophe danois Søren Kierkegaard envisage par exemple la répétition non comme ce qui fut et qui revient dans un éternel retour, mais plutôt comme ce qui empêche à l’avenir d’advenir. C’est d’une certaine manière ce qui arrive avec la répétition des noyades. Gilles Deleuze a écrit un formidable livre intitulé Différence et répétition dans lequel la répétition n’est pas juste l’imitation d’une chose ou d’une action précédente, mais implique au contraire de reprendre la préoccupation ou le problème qui en a donné la matière, et d’en faire l’exploration de manière toujours différente. La répétition est pour lui « puissance de la différence », de manière à ce qu’un événement ne répète pas le précédent, mais à l’inverse, il prépare la transformation du suivant. Et bien voilà l’effort auquel nous devons consentir.
J’imagine vous avoir un peu perdu. Mais si nous appliquons cette définition à la noyade, nous pouvons adopter deux attitudes. La première consiste à dire : « encore une noyade, comme la dernière fois… ». La seconde attitude, celle que je vous propose consisterait à dire : qu’est-ce qui est nouveau dans notre manière d’appréhender ce funeste événement et qui pourrait changer le suivant ? Nous avons pour nous les mots du poète allemand Friedrich Hölderlin « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve. »
5. « Le danger est bien présent »
Les pouvoirs publics font ce qu’ils peuvent face au risque d’accident par noyade au travers de leur communication institutionnelle. Par exemple cet article publié le sur le site Internet de la ville d’Amboise pour rappeler que la baignade dans la Loire est strictement interdite :
« Les dangers sont nombreux : le débit du fleuve peut varier très rapidement par endroit, des tourbillons peuvent se former, en particulier sous les ponts, les fonds du fleuve sont changeants et peuvent varier de quelques centimètres à quelques mètres […] Le sable n’étant pas compact à ces endroits-là, les culs de grève peuvent s’effondrer ». Et enfin « Nous comprenons que durant les fortes chaleurs et dans un cadre naturel remarquable, les tentations sont fortes. Pour autant, le danger est bien présent. »
Le message est complet, clair et factuel sur les dangers qui attendent les baigneurs, la description analytique, aléa par aléa. Or, pour qu’il y ait accident, il faut de l’imprévisibilité. Or, ici, tout semble décrit et donc prévisible, sauf dans l’articulation des tentations fortes et du le danger bien présent. Parlons donc des tentations, parlons donc d’amour.
6. L’Astrée où l’accident de l’amour
Une œuvre littéraire majeure du XVIIe siècle débute par une noyade : l’Astrée, un roman pastoral en 5 volumes d’Honoré d’Urfé publié de 1607 à 1627, premier roman-fleuve — comme la Loire — de la littérature française avec ses 5 399 pages pour un unique baiser à la fin. L’histoire est la suivante. Au Ve siècle, dans la plaine du Forez arrosée par un affluent de la Loire — le Lignon — , le jeune berger Céladon aime la bergère Astrée. Celle-ci croit à tort son amant infidèle et le chasse. Désespéré, le jeune homme se jette dans les eaux du fleuve dès le début du roman :
En ce lieu Lignon estoit tres-profond et tres-impetueux, car c’estoit un amas de l’eau, et un regorgement que le rocher luy faisoit faire contre mont ; si bien que le berger demeura longuement avant que d’aller à fonds, et plus encore à revenir, et lors qu’il parut, ce fut un genouil premier, et puis un bras, et soudain enveloppé du tournoyement de l’onde il fut emporte bien loing de là dessous l’eau […] Et lors qu’il estoit entre la mort et la vie, il arriva sur le mesme lieu trois belles Nymphes, dont les cheveux espars alloient ondoyans sur les espaules, couverts d’une guirlande de diverses perles […].
Bref, la nymphe Galathée tombe amoureuse du noyé et nous voilà partis pour 5000 pages d’intrigues amoureuses. Rassurons-nous, les bergers se rendront à la fontaine de la vérité de l’amour — oui, une telle fontaine existe — et ils seront enfin unis par l’oracle. Ici, la noyade est bien réelle mais se confond avec une grande confusion des sentiments.
7. L’accident comme révélation
Le philosophe Paul Virilio insistait sur une chose essentielle : l’accident révèle la substance. C’est important, car dans la philosophie aristotélico-scolastique, l’accident est ce qui s’oppose à la substance ou à l’essence, ce qui existe non en soi-même mais dans une autre chose. Paul Virilio dit que l’accident n’est pas subalterne, une vicissitude vite oubliée dans le cours de la vie, mais qu’il est révélationnaire. Il entend par là qu’il faut savoir observer l’accident imprévu comme ce qui dénude soudain la gangue de nos certitudes pour laisser apparaître la chair palpitante du monde réel. Les noyades de la Loire doivent donc être interrogées pour ce qu’elles sont susceptibles de révéler de notre rapport à ce fleuve.
Le « cadre naturel remarquable » évoqué plus haut cacherait-il quelque chose ? Il y a ce sol qui se dérobe, les fameux culs de grève, ce sol qui subitement fait défaut aux pas et qui devient malgré lui le miroir de l’accident. Le fleuve paisible possèderait donc des pièges sournois ? Dans l’effondrement d’un cul de grève comme dans l’apparition d’un haut fond, nous perdons pied avant que le courant nous emporte. Or, perdre pied est très important pour l’animal bipède que nous sommes, c’est le symbole même de notre perte de contrôle.
8. Notre culpabilité face à la nature mutilée
La Loire est un fleuve endigué et régulé bien loin de son lit étale d’antan. Il faut imaginer de vastes zones humides aux portes de Poitiers, Angers ou Nantes, qui étaient des réservoirs de crues autant que de biodiversité. Suivre ses berges actuelles encadrées de levées continues produit chez moi un sentiment étrange : l’impression d’une amputation de son fonctionnement naturel. Il faut poser des mots clairs sur ce que nous avons fait : nous avons, à coup de génie civil, incarcéré le grand fleuve. Oui, c’est une incarcération, le mot n’est pas trop fort. Une claustration qui contraste avec l’image idyllique de fleuve sauvage vantée par les offices de tourisme.
Bien sûr qu’il fallait protéger les populations des crues comme celles particulièrement marquantes du XIXe siècle. Mais nous n’avons pas fait que cela au cours du XXe siècle puisque nous avons fabriqué une techno-nature complexe avec, entre autres, les quatre centrales nucléaires de Belleville, de Chinon, de Dampierre, de Saint-Laurent-des-Eaux ou encore la centrale thermique de Cordemais. Ah, le dernier fleuve sauvage d’Europe perd soudain de sa superbe.
Notre peur de la noyade est, pour moi, indissociable de notre culpabilité. Reversons la formule d’Hölderlin : là où croît notre sécurité — mais peut-on parler de sécurité avec le nucléaire ? — , croît aussi ce qui nous fait peur. Nous nous sommes éloignés du milieu naturel du fleuve en l’éloignant de nous par la mutilation et l’incarcération.
9. Refaire l’expérience de la naturalité
Nous devons parler de noyades et je me suis largement égaré, exprès, en passant par la philosophie de l’accident, l’histoire des noyades, la littérature amoureuse et bien d’autres méandres pour une approche se voulant profondément systémique. Si le val de Loire est un paysage culturel, il faut tout prendre, des châteaux de la Renaissance française, à la nidification des sternes, aux centrales nucléaires et bien d’autres choses encore. D’où parfois une impression de perdre pied, de se noyer dans le trop de références. Le monde n’est nullement la somme de tout ce qu’il contient. Non, il se confond au contraire avec l’événement même de l’apparaître devant nous. Comme nous l’avons vu dans l’Astrée, la noyade est une disparition pour mieux révéler l’apparaître qui traverse toutes ces thématiques :
Peut-on se baigner dans le Cosson qui traverse les jardins du château de Chambord ? Et dans l’exutoire de la centrale nucléaire de Chinon ? Ou encore au milieu du vol des sternes dans la réserve naturelle du Val de Loire ? Alors vous pensez, s’y noyer !
La baignade et la noyade sont l’envers et l’avers d’une même pièce. Pour le dire autrement, la noyade est le double négatif de notre rapport angélique à l’eau du fleuve et c’est justement cet accident qui en révèle la nature systémique, sa naturalité. Bien sûr qu’il pourrait être question de libérer le grand fleuve. J’espère qu’il retrouvera par endroit tout son ancien lit au gré des projets de renaturation. Mais la naturalité est différente de la nature puisqu’elle exprime le caractère naturel au sens de l’appartenance au lieu. La naturalité de la Loire est complexe, très belle pour cela, et c’est soudain l’accident de la noyade que la révèle.

Hippolyte Bayard, autoportrait en noyé, 1840.

Auditions publiques les 5 mars et 30 avril 2022
Dans le cadre de la démarche du parlement de Loire, l’Agence d’Urbanisme de l’Agglomération de Tours (ATU) mène une enquête sur la baignade en Loire en partenariat avec le POLAU-pôle arts & urbanisme.
Qui dérangeons-nous quand nous nous baignons en Loire ? Faut-il encadrer ces usages et les rendre licites ? Comment apprendre à nager en Loire pour connaître et expérimenter le milieu ?
Deux auditions publiques, des entretiens, une collecte d’archives anciennes et contemporaines, des expériences sensibles prolongent ces questions sous la forme d’une enquête menée par l’ATU et en association avec Charles Altorffer, urbaniste enchanteur.
Cette enquête s’inscrit dans le fil de la démarche du parlement de Loirequi interroge la personnalité juridique du bassin versant Loire et dans les suites d’« Envies de Loire », une concertation ligérienne auprès des riverains, touristes et professionnels sur leur rapport au fleuve.
Deux demi-journées d’auditions ouvertes au public, en parallèle des entretiens menées par l’ATU auprès d’acteurs du territoire, nous permettront de répondre à ces questions.
L’audition # 1 — Les remous — Accident, connaissances et plaisirs se déroulera le 5 mars 2022
Introduction par Jérôme Baratier
Lecture de Virginie Serna
Archéologue, conservatrice en chef du Patrimoine, chargée de mission au Ministère de la culture. Membre de la commission du parlement de Loire
Jean-Luc Porhel, conservateur en chef du patrimoine, directeur des archives, de la documentation et du patrimoine de la ville de Tours
Se baigner dans la Loire et le cher : une pratique traditionnelle entre hygiène et loisirs, et une activité qui perdure malgré l’interdiction
Michel Prono, maire délégué de Juigné-sur-Loire
Retour sur le drame de Juigné-sur-Loire, ses répercutions locales et nationales, les mesures qui s’en sont suivies en termes d’interdiction et d’équipements, et les questions qui se posent aujourd’hui pour les élus locaux
Jean Richer, architecte des bâtiments de France, président de l’Atelier de Recherche Temporelle, spécialiste de Paul Virilio
Ce que révèle l’accident, les peurs profondes, la fin d’une période, le début d’une autre. L’acceptation de l’accident ? Pourquoi les rivières font-elles plus peur que la mer ? Rappel de l’accident historique Les noyés de Nantes ? La question de l’accident perpétuel ? L’accident bienheureux ? Le coup de foudre (l’astrée et petite sirène), mythes autour de la noyade ?
Yann Fradon, Chef du service départemental à la jeunesse, à l’engagement, et aux sports (service de l’état) et ancien loueur de canoë
Les dangers du fleuve vu depuis son expérience de loueur de canoë, complexité du droit des baignades, qui protège-t-il, quelles conséquences sur l’offre en lieu de baignade, limites de la formation des encadrants, les accidents recensés et pistes de prévention (plan prévention noyade, connaissance du milieu via pratique canoë, nage en eau libre, etc)
Catherine Boisneau, enseignante chercheure en écologie des cours d’eau, Polytech aménagement, compagne d’un pêcheur professionnel
Témoignage d’une universitaire, pratiquante de la nage en Loire sur le lien avec la qualité de l’eau, les sables mouvants, les points de vigilance liées aux cyanobactéries, leptospirose et autres dangers méconnus, et les enjeux en termes de connaissance du milieu ligérien. Lien avec la seconde table-ronde.
Retour au début