En l’espace de quelques années, la communication « portable » s’est emparée d’une majeure partie de la société, révolutionnant notre manière de communiquer, voire notre manière d’être.  Ce phénomène de société a été si brusque qu’il paraît un peu vain de se demander : comment faisions-nous avant ? Ou bien : est-ce que les nouvelles technologies de communication touchent au plus profond de l’humain et amorcent une nouvelle manière d’être au monde ?
Sans répondre directement à la question, nous voulons examiner ici une forme « alternative » de communication, qui peut s’avérer utile à titre de comparatif. Il s’agit des taxiphones, ou téléboutiques, ces petites échoppes que l’on voit fleurir, depuis quelques années, à la périphérie des grandes villes. Elles vendent des communications longue distance, principalement à une clientèle immigrée qui trouve là un moyen économique de téléphoner dans son pays d’origine.
Le fait générateur de l’éclosion des téléboutiques a été la déréglementation des télécommunications, en 1999, qui a mis fin au monopole de France Télécom. Différents opérateurs sont alors apparus, proposant des produits divers, sous forme de cartes ou d’abonnements. Pour en savoir plus sur cette période, nous avons interrogé l’entreprise leader sur le marché des téléboutiques, Budget Télécom. D’après M. Cabalero, directeur du marketing, le marché s’est stabilisé assez rapidement dans des « package » de télécommunication à destination de gérants de téléboutiques. Ceci a été initié par des études de marketing qui ont confirmé que le marché « ethnique », qui représente de gros flux de communication vers des destinations fixes, principalement vers l’Europe et l’Afrique.
En dehors de cet aspect économique, l’éclosion des téléboutiques a été rendue possible par un facteur géographique très important. (Pour des raisons pratiques, nous nous sommes concentrés sur l’étude de Paris, même si des phénomènes similaires sont observables dans d’autres villes de France et d’Europe.) En effet, celles-ci s’implantent majoritairement dans les arrondissements périphériques du nord-est de Paris (9eme, 10eme, 11eme, 18eme, 19eme, 20eme). Ces arrondissements sont caractérisés par un tissu urbain et social très dense, avec de très nombreux commerces. Ils hébergent les clients habituels des téléboutiques, à savoir des immigrés séparés de leur famille, qui ont tendance à constituer des microcommunautés, considérées comme des « bulles ethniques » par les opérateurs de télécom. Dans ce bassin géographique favorable, l’implantation des téléboutiques se fait par « colonisation » d’échoppes et de commerces existants, avec une densité extraordinaire. Du fait des facilités de l’offre de télécommunication en « package », les investissements à effectuer sont modestes, et se limitent le plus souvent à une réhabilitation sommaire d’un commerce existant (alimentaire, boutique ou agence immobilière, etc.).
L’offre des opérateurs de télécommunications à destination des téléboutiques se répartit en deux grands groupes. La plus simple consiste à diriger les communications des combinés téléphoniques de la boutique à partir d’un ou plusieurs abonnements à France Télécom jusqu’au routeur de l’opérateur en question. En prenant cette solution, les entrepreneurs de Téléboutiques déclarent le plus souvent leur magasin sous une fausse raison sociale pour éviter d’avoir à payer des abonnements surtaxés à France Télécom (cette disposition rend de fait le dénombrement exact des téléboutiques très difficile). L’autre possibilité est de passer directement les communications par des lignes ADSL secourues. Dans tous les cas, des logiciels d’administration et de taxation sont fournis à l’entrepreneur. L’offre de service des opérateurs est donc très ciblée et purement technologique (il n’est pas question par exemple de proposer une franchise ou de fournir le mobilier) tandis que l’investissement des entrepreneurs est faible. Les téléboutiques sont des entreprises de services issues d’un modèle économique précis et pragmatique.
Nous allons maintenant analyser les caractéristiques et le fonctionnement d’une téléboutique en particulier, intitulée « Copy & Communication », et située au 74 rue Jean-Pierre Timbaud, dans le 11e arrondissement de Paris ; en essayant de ressortir une typologie de ce nouveau type de commerce. Cette téléboutique est un commerce de coiffure réhabilité. Elle est située dans un quartier dense, très fourni en commerces et cafés. Extérieurement, elle se distingue par une vitrine surchargée de signes et d’annonces. Au centre, on distingue le mot « taxiphone » sur fond d’une carte du monde stylisée. En dessous, une arobase géante symbolise l’accès à Internet. Sous le bandeau « téléphonez encore moins cher dans le monde entier », sur trois colonnes se développent les services proposés, en lettres bleues et jaunes. La liste des tarifs de communication longues distances se retrouve sur toutes les vitrines de taxiphone, jusqu’à en composer le signalement principal. Le coût des communications sur une destination donnée est, aux dires des clients, le critère majeur du choix de telle ou telle boutique. Rue Jean-Pierre Timbaud, par exemple, on recense trois téléboutiques en moins de cent mètres. La vitrine comme support de signes prend alors tout son sens, d’autant que les tarifs sont régulièrement actualisés dans un marché très mouvant.
Nous reproduisons ici le plan de la téléboutique étudiée, qui est suffisamment caractéristique pour que l’on s’y attarde. Une banque d’accueil permet de gérer les entrées et sorties des clients et d’encaisser les communications. Sur un côté de la boutique, des boxes préfabriqués en aluminium et en verre, fermés, servent de cabine téléphonique. Au fond, des boxes ouverts contiennent des ordinateurs pour l’accès à l’Internet. Deux photocopieuses et un fax complètent l’équipement. L’intérieur est un curieux mélange d’espace tertiaire et de salon, où l’on retrouve le goût et la culture d’origine des gérants, qui sont marocains. Un faux plafond impersonnel côtoie des carreaux et des consoles de céramiques marocaines très ornées. Des versets du coran entourent une horloge. Les clients entrent, saluent le gérant et choisissent une cabine pour téléphoner. Puis ils vont après leur conversation régler la communication à la caisse, le plus souvent en liquide. Les gérants disposent d’un logiciel, fourni par l’opérateur, pour contrôler le temps de communication et la destination afin de définir la somme à payer. La clientèle est composée majoritairement d’habitués, des personnes immigrées qui appellent toujours la même destination. Elle évoque un peu la clientèle des cafés puisque les gens s’appellent par leur nom et ont leurs habitudes (heure, numéro de cabine, etc.). Les services annexes (photocopie, fax, impressions de fichiers de texte, etc.), drainent une clientèle un peu différente, plus sporadique, comme les étudiants ou les autres commerçants du quartier. L’atmosphère est conviviale même si les gens s’attardent peu. Il existe des variantes de téléboutiques où celles-ci sont couplées avec un petit commerce d’épicerie, de vente de téléphones portables, ou de reprographie. Le modèle des arrondissements plus bourgeois, comme le « cyber-café » ne rentre absolument pas dans ce cadre.
Pour tenter de caractériser un type, on peut dire que le modèle de la vitrine porteuse de signes, des cabines, des ornements et de la banque d’accueil se retrouve d’une téléboutique à l’autre. On a affaire à un commerce de service avant tout, avec des flux de clients importants, et des transactions modestes. Pourtant, ce qui frappe est la convivialité de ces lieux avant tout fonctionnels, aménagés a minima : on y échange des conversations, des cafés, les gens se connaissent. Il y a là une convivialité par la communication.
Bien sûr, il importe de comprendre pourquoi les personnes qui ont la nécessité d’appeler à l’étranger fréquentent les téléboutiques alors que d’autres offres de communication sont plus avantageuses (cartes prépayées, abonnement sur une ligne fixe…). Comme nous l’a précisé le gérant de la boutique « “Copy & Communication”, il s’agit d’un service de “fond de poche”, où les clients téléphonent en fonction des pièces qu’ils ont en poche, anticipant sur les destinations qu’ils connaissent le temps exact de leur appel. Les téléboutiques permettent la gestion d’un budget de communication au jour le jour pour des personnes aux revenus souvent modestes.
Nous avons enquêté à l’autre extrémité de la chaîne, du côté de l’opérateur. L’entreprise Budget Telecom, que nous avons interrogée, gère 81 téléboutiques et est le leader sur le marché. Basée à Montpellier, elle est physiquement présente à Paris dans un téléport, où elle loue un espace pour héberger sa baie de brassage, qui gère les télécommunications avec le monde entier. Fini ici les consoles de marbre et la faïence marocaine. L’environnement est aseptisé, et des centaines de baies du même type sont rangées en rand d’oignons sur de vastes plateaux. La présence en un même lieu des différents opérateurs mondiaux permet d’établir des connexions physiques d’une baie à l’autre et ainsi de router les communications vers leur destination. Derrière l’immatérialité des communications et du maillage réticulaire du monde se cache l’action très simple de brancher un câble entre deux relais présents dans un même lieu pour que deux parties du monde se retrouvent en contact. Au gré des accords commerciaux entre les différents opérateurs, les tarifs de communications fluctuent… et les téléboutiques sont les symboles visibles dans notre environnement de ce processus technologique et économique.
Les destinations appelées dans les téléboutiques varient en fonction de la communauté ethnique qui habite le quartier d’implantation de chaque boutique. En 2003, le cumul des durées de communication ramenées par pays donne pour l’ensemble des boutiques en contact avec Budget Telecom une vision claire des principales destinations d’appel : Maghreb et Turquie (44 %), France (43 %), Afrique noire (7 %), Europe (6 %). Les appels sont passés à 53 % sur des lignes fixes et à 47 % sur des portables. On observe donc, en dehors de la France, que les destinations principales d’appel sont le Maghreb et la Turquie, loin devant l’Afrique Noire et l’Europe. Il appartiendrait à une étude plus approfondie de démontrer que ces destinations sont en adéquation avec la représentativité en France des différents groupes ethniques.
Deux conclusions viennent à la vue de ces chiffres. D’une part le fort taux d’appel sur des mobiles démontrent bien le changement de mode de vie (l’adhésion massive à la téléphonie mobile) de nos sociétés. D’autre part, le fait que la France soit paradoxalement le premier pays appelé nous pousse à réinterroger l’usage des téléboutiques alors que leurs offres sur cette destination sont souvent peu concurrentielles. Les téléboutiques proposent un usage des moyens de communication basé sur une économie domestique. Les clients y trouvent la possibilité de gérer au quotidien et sans mauvaise surprise leur budget. Les téléboutiques sont initialement faites pour téléphoner au loin (et c’est leur principal argument promotionnel) et se trouvent être par la force de chose un lieu pour des gens venant de loin et téléphonant localement (nationalement). Ce renversement de paradigme peut nous aider à comprendre le sens de ces lieux.
Les téléboutiques sont parfois ressenties négativement au prétexte qu’elles stigmatisent la paupérisation en cours de leur quartier d’implantation. Il nous importe au contraire de les appréhender comme un phénomène commercial, sociologique et technologique en émergence. Les téléboutiques nous enseignent aussi une relation entre le lieu, le territoire et le réseau. Elles accueillent comme clients des personnes soucieuses de rester en relation étroite avec leurs proches, qu’ils résident dans un pays étranger où en France. En ce sens, ces boutiques sont des lieux de contact physique et communautaire, où la spatialité développée se joue des discontinuités géographiques pour recomposer un territoire dont les contours sont ceux des implantations des communautés utilisant ce service. L’architecture de ces boutiques, catalogue hybride de produits tertiaires et orientaux, semble dépasser, par sa dimension symbolique, l’échelle d’une rue ou d’un quartier pour embrasser une spatialité plus large. À la localisation pratique des téléboutiques, à Paris par exemple, se superpose une délocalisation aussi réelle entre la France et le Maghreb, le temps d’un appel téléphonique. L’inscription du temps de la communication dans l’espace (né de la distance virtuellement parcourue) amène à penser à une localisation réinventée dans une spatialité que le huis clos des cabines théâtralise.
À côté de la ville numérique abstraite, les téléboutiques sont des lieux bien réels et charnels, ressenties par leurs usagers comme un service public (bien que toujours privé). Elles supportent un espace social que l’œil ne peut percevoir. Cet espace se situe dans l’expérience de ses utilisateurs, dans les bribes de vie qu’ils échangent lors de leurs conversations téléphoniques. Distinctes des cabines téléphoniques installées dans l’espace public, les téléboutiques inventent un nouveau lieu. Elles permettent de caractériser un nouveau lieu urbain où la communication longue distance génère des liens sociaux locaux dans un quartier. En cela les utilisateurs des téléboutiques diffèrent de ceux, plus nantis, des outils de communications “portables”. On peut dire que si la communication portable et individualisée génère un certain isolement et un repli sur soi, les téléboutiques, potentiellement, dessinent une sorte d’espace public de communication. La nature de celui-ci est bien entendu issue de la culture des communautés ethniques en présence. Il n’en reste pas moins que tous préfèrent cette forme de communication, à celle, par exemple, des cartes prépayées qui s’avèrent pourtant moins chères. Il y a là un accompagnement humain d’une technologie de communication qui nous semble intéressante : le “longue distance” requiert un lieu, plus ou moins convivial, mais tout de même réel, et des relations humaines de gestion, d’accueil et de convivialité. Ce lieu et ces personnes ne sont techniquement, mais humainement nécessaires. Il serait intéressant de se demander si le modeste exemple des téléboutiques pourrait s’appliquer à d’autres technologies, à d’autres comportements sociaux de communication.
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